Lignes quotidiennes

Lignes quotidiennes
Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 27 novembre 2008

Une mère

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Il y a deux jours, une courte séquence du JT du soir de France 2 m’a donné l’impression que le temps s'était soudainement suspendu. Il s’agissait d’une mère de famille condamnée par un cancer généralisé. S’attendant à une mort prochaine, imminente, elle a entamé des démarches pour que ses quatre enfants – qu’elle élève seule – ne soient pas séparés après son départ.

Dans ce reportage, plusieurs images et paroles étaient difficilement soutenables. Il y avait d’abord ce ton monocorde de la mère, mélange de résignation et de force tranquille : une tristesse grave à peine masquée par l’absence apparente d’émotion, de ce pathos si chèr à la télévision. Il y a eu ensuite sa fille de onze ans qui raisonnait sur la mort prochaine de sa mère, un gros bol, de lait ou de chocolat, dans les mains, comme si elle évoquait un simple départ en vacances.

Mais qui donc a eu l'idée d'interroger cette gamine ? La télévision, on le sait, est parfois voyeuse, brutale, son immixtion dans la vie privée des gens est insupportable mais je veux bien admettre que cette mère avait besoin d’une telle médiatisation pour que sa volonté soit respectée.

Je suis resté saisi par ce sujet et quand, après une courte mine de circonstance, David Pujadas a lancé le suivant (un gilet gonflable pour survivre aux avalanches), me yeux ne voyaient que cette pauvre maman. Immobile, muet, je me suis alors demandé si les promesses faites seraient tenues.

Cinq petits doigts

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Dans le métro. Ligne 13, dans sa partie nord, bien au-delà de la station La Fourche, là où se modifie de manière définitive la physionomie des chargements de voyageurs. Un changement qui a débuté à Saint-Lazare, presque sans crier gare… Dans la rame, nous sommes tous ou presque enfants, ou enfants d’enfants, du sud. Petits cadres, prolos, clandos et quelques inévitables clodos.

Il y a foule. Il n’est pourtant que quatorze heures. Cohue, promiscuité, soupirs silencieux et mines résignées. J’ai la chance d’être assis : banquette, côté allée, sens de la marche et nez obstinément plongé dans un livre, marqueur vert à la main. Attention, je suis en train de lire, prière de ne pas déranger. Je suis le liseur qui refuse de croiser les regards, de détailler les attitudes ou de happer quelques expressions. Je jette bien quelques coups d’oeils de routine, mais je veux ignorer ce qui se passe autour de moi. Ce confinement m’exaspère. J’ai perdu l’habitude, cela fait des mois que je vélibe.

J’en suis à la page 12 quand j’entends le début de la complainte : « s’iiil vous playe, donner argent pour li manger di bébé. » La femme, foulard noué sur la tête, nourrisson collé au dos, s’arrête tous les deux pas. Des pièces tintent dans sa main tendue, une manière de nous dire, de nous convaincre, que l’argent ne peut qu’appeler l’argent. Derrière elle, suit une gamine qui répète « siouplé », baskets usées aux pieds. Et puis, soudain, une petite menotte s’interpose entre mes yeux et la page 13.

Ah, ces petits doigts, cette paume creusée qui tremble un peu… C’est mon fils qui me quémande un ou deux carrés de chocolat ; c’est ma fille qui veut m’arracher un quart de mandarine. Cinq petits doigts qui n’ont pas insisté mais qui m’ont fait refermer mon livre pour revenir à la réalité.

mercredi 5 novembre 2008

Bienheureux le peuple d'Amérique

Bienheureux le peuple d’Amérique qui vient d’élire un jeune président, afro-américain de surcroît, n’appartenant à aucune coterie, texane, militaire, new-yorkaise ou de la côte Est. Bienheureux ces électeurs qui ont décidé, pacifiquement, que l’heure de l’alternance avait sonné. Ah, quel beau mot que l’alternance. Il est le corollaire de la démocratie, il signifie l’impossibilité des présidences à vie ou de l’installation de dynasties (la première victoire d’Obama a été d’empêcher la naissance d’une dynastie Clinton). Avec l’alternance, pas de « Djoumloukya », ce mélange impur de république et de pouvoir héréditaire qui empoisonne le monde arabe.

Bienheureux le peuple d’Amérique qui vient d’inspirer un grand bol d’oxygène en renouant avec la politique. De longues files, des gens qui continuent à voter alors que le résultat national est connu, des jeunes qui ont voté en masse, des volontaires qui ont arpenté villes et campagnes pour appeler à voter. Alors oui, il y a bien eu ces centaines de milliards de dollars de dépensés pour ce scrutin mais quelle énergie, quel engagement, quel pays !

Tout cela va profiter à l’Amérique. Des énergies nouvelles vont accourir vers elle. Des rêves en feront leurs sujets principaux. Son nouveau président n’aura aucun mal à améliorer son image, et à redorer son prestige. Bienheureux le peuple d’Amérique qui vient de nous montrer qu’il ne fallait pas désespérer de lui et que, peut-être, regrette-t-il ces huit dernières années.

Quant à nous, pauvre de nous, Maghrébins, Arabes du Proche-Orient et du Golfe, Africains sub-sahariens, nous allons continuer à vivre au rythme des présidents à vie, des roitelets inconsistants, des constitutions rapiécées et des discours creux et ronflants sur le temps qu’il faut donner à la démocratie.

Il ne nous reste plus qu’à vivre cette alternance par procuration et à souhaiter le meilleur pour Obama et son peuple. Ils le méritent.