Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

mardi 3 janvier 2012

Algérie et victoire du FIS en 1991 : un éditorial du 3 janvier 1992

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Le contexte : Le 26 décembre 1991, le FIS remporte le premier tour des élections législatives algériennes. Dès lors, de nombreuses voix dans le camp des démocrates appellent à l’annulation du scrutin et pressent l’armée d’intervenir. Le 2 janvier, à l’appel de Hocine Aït Ahmed, leader du Front des forces socialistes (FFS), une marche des démocrates est organisée à Alger. Des dizaines de milliers d’Algériens vont y participer. 
A l’époque, je suis journaliste au Quotidien d’Algérie, un journal d’expression française. Dans les jours qui ont précédé, le QA s’est distingué en publiant un droit de réponse de l’un des dirigeants du FIS à propos d’un article lui reprochant d’avoir annoncé que les Algériens devaient se préparer à changer leurs habitudes vestimentaires et culinaires. De même, le QA a aussi refusé de jouer le jeu de la diabolisation des islamistes. Une position qui lui a valu de nombreuses critiques. 
Durant cette marche du 02 janvier 1992, j’ai été pris à partie par une femme, se présentant comme une démocrate et une militante. Mieux, une « intégriste de la démocratie ». Pour elle, le QA avait trahi ses lecteurs en donnant la parole aux islamistes. Cet article – conçu à l’origine comme étant une simple opinion – a été publié en une du journal sous forme d’éditorial.


A Madame la « Démocrate-Militante-Intégriste »
Le Quotidien d’Algérie, vendredi 3 – samedi 4 janvier 1992

Jeudi après-midi. La marche des démocrates bat son plein. L’appareil photo, le badge des journalistes attirent souvent le regard. Une dame bien mise de sa personne s’approche. Sourire, curiosité. « Quel journal ?… Quoi ? Le Quo-ti-dien !!! ». Réaction d’une violence inouïe. Inattendue. Des paroles à la limite de la correction. Sang-froid oublié, vernis qui éclate, vulgarité et postillons. Une simple goutte d’eau qui fait déborder le vase. Un vase empli par ceux qui aimeraient voir nos « unes », nos articles, appeler aussi au sang. Quelques lignes pour vous, pour eux. Pour comprendre, pour vous expliquer.

De notre métier de journaliste. Il est vrai que l’Algérie va mal, très mal. Des positions se prennent, des décisions arrivent. Chacun presse l’autre de choisir son camp. Attitude normale. Tous au sein de la rédaction avons choisi la nôtre. Et elle n’est pas neutre. En un mot, elle est pour la démocratie et l’Etat de droit. Pas au sens unilatéral. Longues discussions. Tchaqlalas interminables entre celui ou ceux du RCD, du FFS ou même du FIS. Aucune violence verbale, du moins pour le moment. Mais cette rédaction traitée de démagogue et de néo… fissiste a pour elle d’avoir choisi d’écrire avec sa tête plutôt qu’avec ses tripes. Il y va de la crédibilité d’une presse qui revendique la liberté. Nous pourrions hurler au loup avec les autres et mettre sur papier nos convictions politiques. Trop facile. Des faits réels, de la rigueur. Les sentiments ? Au placard ! Là est notre ligne et qu’importe les accusations de lâcheté parce que nous n’écrivons pas ce que d’autres, plus militants que professionnels, voudraient lire ici.

L’occasion est trop unique pour la gâcher. En dehors des journalistes partisans que nous comprenons, un journaliste indépendant est d’abord un journaliste avant d’être un journaliste d’opinion qu’il signe lui-même. Le problème de fond est de jeter un regard objectif sur l’état de la presse qui n’est que le produit du système, et d’œuvrer en sorte que demain, la presse partisane, publique ou privée, ne subisse pas la volonté d’un gouvernement majoritaire, quel qu’il soit. C’est l’une des questions les plus opportunes au moment où s’ouvrent les assises du secteur de l’information.

Du FIS, des élections, de demain. Une légalité s’assume. Un combat électoral aussi. Les démocrates pousse-au-crime ne sont pas plus enviables que ceux qu’ils dénonçaient précédemment. Nous savons qu’il en existe au sein des mouvements islamistes, FIS en tête. Il semblerait que le camp « d’en face » en soit désormais infesté. Nous refusons la logique d’affrontement car tout cela est contournable évitable. Demander avec force et violence l’annulation du second tour, voire même des élections et du processus démocratique, c’est faire campagne pour ceux que l’on dénonce. C’est surtout et avant tout faire basculer l’Algérie profonde dans le giron du FIS car, une fois encore, les cinq millions et demi de voix abstentionnistes ne sont acquises à personne mais iraient à coup sûr à celui qui réagira à une atteinte flagrante à l’Etat de droit. De la Hogra en somme.

Publier une mise au point ou un démenti est un acte professionnel qui ne saurait souffrir d’une quelconque discrimination politique. Cela donne d’autant plus de poids et de crédibilité que le FIS n’a jamais été ménagé ni par nos articles ni par nos commentaires et notre volonté de poursuivre dans cette voie, même si ce parti obtient le pouvoir. Rester journaliste jusqu’au bout. Voilà le pari et cela sans prendre en compte les menaces des uns et des autres, les intimidations et les coups de fils anonymes. Demain sera peut-être rude pour nous. Un dicton chilien désormais célèbre ne dit-il pas qu’une dictature supprime en premier lieu les journalistes avant de s’en prendre aux communistes ? Qu’importe, mais l’écrit restera celui de la raison.

De votre « militantisme ». Nous sommes jeunes. A peine aussi âgés que l’Algérie. La situation de notre pays est le résultat de votre « opposition » ou entrisme d’hier. Celui d’une génération qui soudain se réveille et croit faire oublier ses « dépantalonnades ». La mort a toujours été votre registre de commerce. La vie, vous nous en avez privée. Alors, ne vous servez plus d’Octobre, des martyrs et des jeunes… Cela il ne faudra jamais l’oublier. L’Algérie d’aujourd’hui, nous vous la devons, celle de demain nous la ferons ensemble !

Akram Belkaïd
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