Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 22 mars 2013

La chronique du blédard : Au café, en bas des pistes

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 21 mars 2013
Akram Belkaïd, Paris
 
Il devait être huit heures du matin. J’avais décidé de changer de café, histoire de me sentir capable de prendre de nouvelles habitudes. J’étais dans le coin de la salle, juste à côté du radiateur. La tête gonflée de sommeil, je n’avais envie de parler à personne et certainement pas que l’on vienne me raconter sa vie ou me demander de résumer la mienne. Humeur dégage, donc. Je l’avais signifié au serveur en répondant à peine à son bonjour et à son « vous venez de Paris ? ». Non, de Ténès, Tennessee... (ah, le « oh »impressionné du chaufournier…) Et surtout, surtout, n’oubliez pas le verre d’eau et Le Dauphiné du jour. Oui, bien sûr que ça m’intéresse les nouvelles locales. Les histoires d’avalanches, de skieurs bataves perdus sur les versants hors-pistes, de surfeurs emmenés au poste pour avoir consommé du cannabis, de douaniers traquant les passeurs d’euros de l’autre côté de la frontière (si, si, comme au bon vieux temps du franc et du contrôle des changes…). Oui, ça me passionne, ça me change des bêtises insipides et prévisibles de la presse dite nationale. Le local, c’est de l’info, coco !
 
Deux types se sont installés au comptoir. Jeunes, la trentaine, allure de snowboarders revenus de tout. D’abord, j’ai cru qu’ils se connaissaient puisqu’ils étaient arrivés en même temps mais j’ai vite pensé que je me trompais. Ils se donnaient presque le dos. L’un pianotait sur son téléphone portable. L’autre, oscillait de droite à gauche, manquant une fois sur quatre (si l’on compte les oscillations de chaque côté) ou une fois sur deux (si l’on ne compte que celles sur la gauche) de toucher son voisin. Je les ai observés pendant quelques minutes, essayant de deviner s’ils étaient ou non du coin. Je n’ai pas entendu leur commande parce que quelqu’un dans la salle s’est mis à parler fort. De foot, de Zlatan et du Barça. J’ai juste noté que le pianoteur, ou devrais-je écrire, le double-pouçoteur - je sais, ce mot n’existe pas mais cela devrait être le cas car, comment définir autrement ce nouvel usage frénétique des deux pouces ? Reprenons, le double-pouçoteur avait donc commandé une chope plutôt impressionnante pour une heure aussi matinale. Et, cela, c’était le signe que quelque chose pouvait arriver ce qui impliquait de garder un œil sur le duo sans se laisser distraire par l’évocation du prochain duel Messi-Ibra.
 
J’ai repris ma lecture. Une histoire passionnante d’un refuge en altitude payé par le contribuable et toujours fermé aux randonneurs à piolet à cause de normes de sécurité non-respectée. C’est vrai, que faire et où aller si, de nuit, un incendie se déclare et qu’il fait moins vingt à l’extérieur ? Déclarations d’élus locaux, mises en garde de deux ou trois ONG, propos désabusés d’hôteliers. L’info, toujours et encore. La proximité. C’est par là que passera la survie de la presse. Et puis, ce que je voyais par la fenêtre grande ouverte (on aère un peu monsieur, ça va vous réveiller…) m’a absorbé. Des bus déversant leurs cargaisons de skieurs à la démarche à la fois désarticulée et conquérante. On entendait le bruit sourd de leurs talons sur le trottoir gelé et le cliquètement des attaches métalliques telles des éperons d’acier. Des parents hurlant après leurs enfants parce qu’ils les ralentissaient dans la course vers les télécabines. Vite, oui, allons du nerf, il a y avoir la queue. Courir, toujours courir. Pour ne pas être le dernier à embarquer. Pour dévaler la piste, manquer d’embrocher quelques débutants hésitants et remonter pour recommencer…
 
C’est pas pour vous que je dis ça, mais les Parisiens c’est quand même une drôle d’engeance, m’avais-t-on dit l’avant-veille. J’ai rigolé, trop fatigué par la route pour répondre quelque chose d’amusant ou de pas trop banal. Oui, c’est vrai, de novembre à avril, des légions de crétins fondent sur les Alpes. Et, de l’avis général au village, les Parisiens, beaufs ou bobos, sont en tête du classement suivis de près par les Russes qui commencent à pointer le bout de leur nez rouge. Tiens, crétine est cette mère qui humilie son enfant devant tous ses camarades du cours collectif. Il pleure et essuie sa morve sur des moufles trop grandes. Il a peur, il le dit. La deuxième étoile, c’est trop difficile, maman. J’arrive pas à skier en parallèle. Il n’a pas vu venir la gifle. On te paie des cours et toi, tu nous fais honte ? Ecoute bien le moniteur et ça ira mieux. Il ravale ses sanglots et baisse la tête. La mère chausse ses skis et s’en va déjà vers le télésiège. Un autre gamin s’approche. T’as pas honte de faire ta mauviette, demande-t-il. L’autre détourne les yeux.
 
Le Nestor a fermé la fenêtre et je me suis replongé dans le journal. Soudain, il n’y a plus eu de bruit dans la salle et l’atmosphère est devenue pesante. J’ai mis du temps à comprendre la raison du malaise général. Le serveur venait de passer devant moi et je n’ai pas tout de suite vu ce qui se passait au comptoir. Les deux types y étaient encore mais debout. Ils s’embrassaient. Sur la bouche. J’ai croisé le regard effaré du serveur puis, celui, tout aussi interloqué, d’un autre client qui lisait Le Dauphiné de la veille.« Dehors ! Out ! Pas de ça ici ! » a alors crié le patron. Les deux gars sont partis, sans rien dire, la démarche lente, et, chose étrange, toujours comme s’ils ne se connaissaient pas. Ensuite, il y a eu des rires et quelques commentaires salaces. « Des Anglais », est venu me dire le serveur sur le ton de l’excuse gênée. Je n’ai pas répondu, me disant qu’il était temps que j’aille travailler un peu.
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