Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 30 août 2013

Les arbres d’Alger et les Banou Hilal

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Cela s’est passé au milieu des années 1980. A l’époque, je suivais mes études d’ingénieur à l’Enita de Bordj-el-Bahri (ex-Cap Matifou). Un nouveau commandant d’école venait d’être nommé et l’une de ses toutes premières décisions fut d’ordonner l’abattage de plusieurs arbres dont un magnifique eucalyptus plus que centenaire au tronc noueux et imposant. Je me souviens bien de ce triste jour où scies, marteaux-piqueurs, bulldozer et forces djounouds entrèrent en action pour déraciner le vénérable végétal et cela au nom d’un improbable « plan de défense » de l’établissement. Partageant notre consternation, un enseignant, alors appelé du contingent, avait eu ces mots définitifs : « les Banou Hilal frappent encore… ». Je me suis souvenu de cette phrase quelques années plus tard quand, effectuant des recherches pour un article, je suis tombé sur une étude concernant la ville tunisienne de Sfax où, photographies satellites à l’appui, les auteurs mettaient en exergue l’existence passée de plusieurs milliers d’hectares de vergers et d’oliveraies vraisemblablement détruits lors de l’invasion hilalienne.

On sait que les Banou Hilal et les tribus qui leur étaient affiliées ont apporté chaos et dévastation au Maghreb même si plusieurs travaux historiques montrent que leurs méfaits ont été exagérés. Et il est logique de penser à eux et à leurs destructions chaque fois que des arbres sont abattus en Algérie. Il y a deux ans, ce fut la triste histoire du bois des pins sur les hauteurs d’Alger. Un espace vert rasé pour faire place à un parking et à centre commercial et cela malgré l’opposition des riverains et plusieurs affrontements entre eux et les forces de l’ordre. Aujourd’hui, c’est au tour d’arbres centenaires de la forêt de l’Atlas (que les Algérois continuent d’appeler Bois de Boulogne), à proximité d’Hydra (colonne Voirol) d’être rasés. Cette magnifique pinède qui longeait l’avenue Souidani Boudjemaâ a été éventrée en quelques jours pour laisser la place à une trémie (tunnel routier souterrain). Objectif de l’opération : désengorger un carrefour très encombrés aux heures de pointe alors qu’il se situe non loin d’emplacements stratégiques comme le siège de la présidence de la République algérienne ou le lieu de résidence de plusieurs personnalités politiques sans oublier l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique.

Le massacre des espaces verts de la capitale algérienne et de ses environs se poursuit donc. Pourtant, il fut un temps où le reboisement du pays était considéré comme une priorité nationale. La terre d’Algérie n’avait-elle pas subi le napalm et autres bombes incendiaires ? Ne fallait-il pas, grâce au « barrage vert », stopper l’avancée des sables pour préserver les terres fertiles du nord ? Aujourd’hui, rien de tout cela n’est à l’ordre du jour. On rase et on coupe ce qui, finalement, est peut-être une manière non-avouée d’honorer les ancêtres hilaliens voire leurs prédécesseurs vandales. On rase et on coupe car, finalement, on n’est peut-être bon qu’à ça et certainement pas à permettre le développement harmonieux d’un pays et de sa population…

On peut rétorquer que le sort des arbres est bien moins important que celui de millions d’Algériens qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté. C’est vrai mais cette Algérie verte que l’on défigure à coup de bêton et de parpaings mérite aussi que l’on se mobilise pour elle. A ce sujet, nombreux sont ceux qui ont fait le parallèle entre les événements du parc Taksim d’Istanbul et le sort de l’ex-Bois de Boulogne. D’un côté, la révolte et la mobilisation populaire contre une urbanisation effrénée non dénuée d’arrière-pensées politiques (en finir avec le caractère cosmopolite de la ville, réduire les espaces publics susceptibles d’abriter des manifestations géantes). De l’autre, une apathie que les chaleurs de l’été n’expliquent qu’en partie.  On peut effectivement relever qu’il reste encore beaucoup de chemin pour qu’émerge une vraie société civile en Algérie qui serait capable de croiser le fer avec les autorités pour défendre le patrimoine écologique du pays. Mais il faut tout de même émettre la réserve suivante : le Bois de Boulogne n’appartient pas aux Algérois. Certes, on peut le traverser et ses riverains profitent de sa fraîcheur mais son accès est réservé aux fonctionnaires de la Présidence. Peut-être que la situation aurait été différente si cette pinède avait été accessible à tous.
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mise à jour, le 31 août 2013 : selon des informations transmises par un ami algérien, c'est finalement la seule partie ouverte au public qui a été rasée. La forêt gérée par la Présidence n'a pas été touchée.

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