Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 20 février 2014

La chronique du blédard : L’indicateur suisse

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 13 février 2014​ 
Akram Belkaïd, Paris

Il fut un temps où le référendum suisse, cette fameuse votation consécutive à une initiative populaire, provoquait sourires et railleries condescendantes en Europe (et ailleurs…). Mais, cette fois-ci, les choses sont différentes et prennent même une dimension internationale. En décidant de limiter l’immigration « de masse » - ce qui, mécaniquement va déboucher sur l’instauration de quotas - les électeurs de la Fédération helvétique viennent tout simplement de remettre en cause la libre-circulation des ressortissants des pays membres de l’Union européenne (UE) sur leur sol. Cela sans parler de ceux qui viennent d’ailleurs.  Désormais, le gouvernement fédéral a trois ans pour modifier la législation et la mettre en conformité avec la volonté populaire qui s’est exprimée dimanche 9 février 2014.

Dès lors, on comprend la réaction rapide et ferme de la Commission européenne dont les représentants ont rappelé que l’essentiel des échanges économiques de la Suisse se fait avec ses voisins dont l’Allemagne et la France. D’ailleurs, de nombreux experts suisses ont estimé que ce vote allait à l’encontre des intérêts de leur pays car la remise en cause de la libre-circulation des Européens va automatiquement provoquer l’annulation de nombreux textes signés entre Berne et Bruxelles et dont la Suisse a largement tiré profit sur le plan économique et financier (les entreprises suisses ont, par exemple, accès aux marchés publics au sein de l’UE). « On vient de se tirer une balle dans le pied » a ainsi déclaré un homme d’affaires genevois. Pas sûr que ses compatriotes alémaniques – largement favorables à la limitation de l’immigration - soient d’accord…

L’un des premiers enseignements de cette votation est que les hommes politiques mais aussi les milieux d’affaires suisses ont été incapables de faire entendre raison à ces électeurs qui ont voté oui à la proposition de reprendre un plus grand contrôle des frontières de leur pays. Pour mémoire, l’initiative électorale a été enclenchée par l’Union démocratique du centre (UDC), un parti qui se dit conservateur mais qui flirte ouvertement avec la xénophobie et, le plus souvent, avec l’islamophobie. A entendre ses responsables, sa démarche visait « l’autre » immigration, c’est à dire celle issue du Sud et de l’est de la Méditerranée. Or, l’essentiel des mouvements de personne provient de l’Union européenne, partenaire économique indispensable pour la Suisse.

En clair, le rejet de « l’autre », surtout s’il est musulman ou basané (ou les deux à la fois) a été le plus fort, empêchant que le discours de raison puisse se faire entendre. C’était déjà le cas en 2009 lors du référendum contre la construction des minarets, de nombreuses voix ayant critiqué une démarche populiste basée sur le fantasme de l’invasion musulmane et n’ayant aucun lien avec la réalité. Autrement dit, ce qui vient de se passer en Suisse prouve que les thèmes groupés de l’islam et de l’immigration ont atteint une telle dimension que toute approche rationnelle et dépassionnée paraît impossible. La question qui se pose désormais est de savoir si la Suisse constitue un cas à part ou bien si ce pays est annonciateur d’autres bouleversements à venir en Europe.

A titre de comparaison, les économistes scrutent souvent l’évolution de la conjoncture économique belge car ils considèrent cette dernière comme un indicateur avancé pour l’ensemble de la zone euro. On peut donc se demander si, de son côté, la Suisse n’est pas l’indicateur avancé de l’émergence d’un populisme de plus en plus triomphant. Et c’est d’autant plus vrai que l’islam ou l’immigration ne sont pas les seules raisons de la radicalisation des électeurs suisses. En effet, la libre-circulation des travailleurs européens couplée à l’élargissement de l’UE a eu pour conséquence une véritable pression baissière sur les salaires et cela ne fait qu’envenimer les choses. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre que soit abordé et discuté l’aspect déflationniste de la construction européenne mais aussi de la mondialisation.

Un autre enseignement de cette affaire est qu’il pose de manière crue la question de la démocratie et du respect du vote populaire. Après le scrutin, il était étonnant, pour ne pas dire inquiétant, d’entendre des politologues nous expliquer qu’il ne fallait pas s’inquiéter et que les élus suisses ainsi que l’exécutif sauraient arrondir les angles et, pourquoi pas, faire en sorte que ce vote n’ait aucune incidence concrète. Même si on n’est pas d’accord avec l’UDC et sa démarche réactionnaire, on ne peut applaudir à ce déni de démocratie à moins de consacrer l’idée selon laquelle la vie politique d’un pays passe par une gestion censitaire où des élus, censés être plus éclairés et plus responsables, auraient pour mission de recadrer les débordements – ou jugés tels – de l’expression populaire. On le sait, le débat sur les avantages et inconvénients d’un référendum ne date pas d’hier. Mais il est à parier que l’Europe va de plus en plus avoir à y faire face.

Car il ne faut pas s’y tromper. La victoire de l’UDC est celle de toutes les droites populistes d’Europe. En France, l’idée de plusieurs référendums à propos de l’immigration mais aussi de l’euro et même de la peine de mort fait son chemin et revient sans cesse dans les débats. Pour l’heure, les médias et la classe politique, hors Front national, préfèrent éviter de s’engager dans cette discussion. Mais, jusqu’à quand ? Dans un contexte politique délétère et marqué par une économie en panne, les élus vont éprouver de la difficulté pour résister à la volonté populaire de se faire entendre et de décider par elle-même plutôt que de s’en remettre à la démocratie représentative. C’est pour cela que ce qui vient de se passer en Suisse n’est pas anecdotique. C’est une nouvelle preuve que l’Europe est en pleine incertitude. Et il ne s’agit pas d’attendre le prochain référendum helvétique (quel sujet sera sur la table ?) pour s’en convaincre.
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