Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 30 novembre 2014

Mandela, un homme tourné résolument vers l'avenir

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Didier Fassin, Professeur à l'Institute for Advanced Study (Princeton) et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

Extraits d'un article publié dans Le Monde daté du 7 décembre 2013.

"C'est bien cette double image de combattant politique et de héros moral que les Sud-Africains conserveront de l'homme qui a fait passer leur pays du ban des nations au statut de modèle. C'est elle aussi qui en fait une figure si consensuelle dans le monde entier, puisqu'elle restitue le droit des dominés, auxquels elle rend la dignité, sans perpétuer la rancœur et inciter à la vengeance."
(...)
"A la différence de son successeur, Thabo Mbeki, responsable politique vindicatif, Nelson Mandela n'était donc pas un homme du ressentiment. Inlassablement engagé dans le présent et résolument tourné vers l'avenir, il ne ressassait pas le passé. Pour autant, il ne cherchait pas à en effacer les traces, comme beaucoup ont voulu le faire depuis la fin de l'apartheid, afin d'exonérer de leur responsabilité ceux qui ont suscité ou simplement toléré ce régime. Pour lui, pardonner ce n'est pas oublier."
(...)
"La leçon de vie politique et morale de Nelson Mandela, c'est ainsi sa détermination à lutter contre l'oppression et l'injustice, c'est le refus de renier des principes et des valeurs, c'est le courage des décisions difficiles et des paroles de vérité. Une leçon éminemment contemporaine."
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samedi 29 novembre 2014

L'Oranais, une histoire algérienne :

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Akram Belkaïd, OrientXXI, 28 novembre 2014
 
« Qu’avons-nous fait de notre indépendance ? » « Que sommes-nous devenus depuis et qu’aurions-nous pu être ? » 62 ans après la liesse de juillet 1962, ces questions à la fois politiques et identitaires hantent les Algériens et pèsent lourdement sur le devenir de leur pays. Et c’est à ces interrogations que se confronte, avec succès, L’Oranais du réalisateur algérien Lyes Salem, sorti en salles le 19 novembre. Cette œuvre serait-elle le signe d’un renouveau du cinéma algérien ? ...
 
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La chronique du blédard : L’histoire du sandwich halal

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 27 novembre 2014
Akram Belkaïd, Paris

Il fait encore nuit. Les haut-parleurs annoncent le départ d’un train pour Lausanne et l’arrivée d’un autre en provenance de Marseille. Le flot des voyageurs est dense. Mines fermées, foulées rapides et journaux à la main. Les vacanciers, ceux qui ont le droit au pas lent, ceux dont le visage et l’habillement démontrent que la joie les habite, ne sont guère nombreux. Tôt le matin, le hall Méditerranée de la gare de Lyon est d’abord un lieu de regroupement d’itinérants urbains : des hommes d’affaires, des commerciaux, des universitaires, des gens qui à peine installés à leur siège vont ressortir le dossier consulté la veille.

Dans l’une de ces grandes boutiques où s’entassent presse, livres, friandises, boissons, en-cas et appareils électroniques, une file s’est formée devant l’unique caisse ouverte. En face d’elle, le geste vif et la mine concentrée, une jeune femme encaisse argents et soupirs de celles et ceux qui trouvent le temps long. Celui qu’elle sert, un quinquagénaire habillé comme s’il régnait une température sibérienne,  a les bras chargés et ne cesse de rajouter des barres chocolatées prises sur le présentoir. Un mars par-ci, une double barre de twix et deux ou trois nuts par-là. Attendez, oui, j’ai oublié de prendre une bouteille d’eau. Vous en avez des plus froides ?

L’employée lève à peine la tête. Elle passe les produits devant le lecteur de code-barres. Elle est dans cette boutique sans y être. Il est sept heures du matin et elle paraît déjà épuisée. On lui demande avec irritation pourquoi elle est seule. Pourquoi n’y a-t-il pas d’autres caisses ouvertes ? Elle ne répond pas. Que pourrait-elle dire ? Que son collègue vit de l’autre côté de Paris dans une banlieue lointaine et qu’il est presque toujours en retard ? Que les effectifs ont diminué et que ses employeurs exigent qu’elle en fasse plus avec moins ? Mais qui aurait envie d’entendre pareil propos à cette heure ?

Une cliente, un peu énervée, dépose ses achats en tas, certains glissent de l’autre côté du comptoir. L’employée les rattrape et reprend les mêmes gestes accompagnés par les mêmes bips. C’est le moment où un trentenaire, sacoche d’ordinateur en bandoulière, costume au pantalon serré, chaussures pointues et lustrées, gel dans les cheveux et sandwich dans la main lui demande à voix qui semble un peu plus haute que nécessaire : « pardon, le sandwich au poulet, il est halal ? ». Petit frémissement dans la file d’attente qui s’est encore étirée. Il y a des sourires en coin mais aussi quelques lueurs d’inquiétude et même un ou deux pas de côté. Toute à sa tâche, la jeune femme ne répond pas d’autant que le lecteur de carte bancaire affiche que celle de la cliente est muette.

« Heu, pardon ? Je vous ai demandé si ce sandwich est halal ? ». La voix a gagné un ou deux tons supplémentaires. L’inflexion polie a disparu, remplacée par de l’agacement et un peu d’agressivité. Noyé dans la file, inquiet de rater son train, le présent chroniqueur devine qu’un grand moment se profile. Il suffit juste d’attendre et d’écouter. « Hé, je vous parle ! » poursuit l’homme au sandwich. Cette fois, l’employée prend la peine de le regarder. Elle semble hésiter puis lâche : « c’est quatre euros ». Interloqué, le jeune homme continue de brandir le sandwich sous cellophane. Dans la file, quelques rires ont fusé. « Mais qu’il le bouffe son sandwich et qu’il arrête de l’emm… », soupire un voyageur au look d’adolescent attardé.

Mais l’autre ne veut pas lâcher l’affaire. « Madame, je sais le prix. C’est écrit dessus ! C’que j’veux savoir si c’est halal ou pas ? Vous pouvez quand même me le dire ! ». Nouveau silence. Client suivant. Un paquet de granolas, bip. Une bouteille de citronnade, bip, le dernier numéro de So Foot, bip. Ça fera neuf euros cinquante-deux centimes. En espèce ou par carte ? Vous voulez un sachet ? Puis, s’adressant enfin à l’enquiquineur : non monsieur, je ne vois pas ce que vous voulez dire. C’est un sandwich comme les autres. Il y a le prix dessus avec la date de péremption, c’est tout ce que je peux vous dire.

Le jeune homme est décontenancé. L’employée n’a été ni agressive ni hautaine. Juste cette même fatigue dans la voix et le geste. « Vous ne savez pas ce que c’est ‘halal’ ? » demande-t-il avec quelques décibels en moins. L’autre acquiesce et reprend ses bip-bip. Dans la file, un voyageur, la cinquantaine et lui aussi en costard-cravate, décide d’intervenir. « Mon frère, ça se fait pas. T’es pas à Franprix ou à Ed ici. Sois tu manges ce sandwich sans te poser de question soit tu te fais ton casse-dalle à la maison. Bessah, faut pas ennuyer la dame. Si elle te dit qu’elle ne sait pas si c’est halal c’est qu’elle ne le sait pas ». L’autre le jauge durant une fraction de seconde puis répond en s’écartant de la file. « Non, c’est pas qu’elle sait pas si c’est halal ou pas. Elle dit qu’elle ne sait pas ce que halal veut dire. C’est bizarre, non ? ».

C’est le moment que choisi l’employé retardataire pour faire son apparition en sortant de l’arrière-boutique. L’œil rivé sur sa collègue, il a entendu une partie de la conversation. « Mon frère, c’est pas ici que tu vas trouver du ‘halal’ », dit-il en souriant. « De toutes les façons, ce que tu tiens dans la main ça ne pourra jamais être du halal ». L’autre, redevenu agressif, lui demande pourquoi. « Parce que c’est un sandwich au jambon de Paris, mon frère. Z’ont pas encore inventé le halal pour ça ». Dans la file, on entend quelques rires et un sourire s’est même dessiné sur le visage fatigué de l’employée.

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vendredi 28 novembre 2014

Pornographiquement correct

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Extrait d'une note de lecture de Catherine Dufour, Le Monde Diplomatique, Décembre 2014.

« Dans Fifty Shades [of Grey], le ‘hard’ abonde : le premier volume compte quinze longs passages pornographiques, et le reste ne parle que de cravaches et de dessous chics. Mais ce n’est guère méchant, puisque l’un s’arrête sitôt que l’autre dit ‘aïe’. Fifty Shades réussit la fusion des contraires en inventant un concept qui va faire fureur – plus de cent millions d’exemplaires vendus dans le monde, et une adaptation cinématographique qui sortira en février 2015 – sous le nom de mummy porn (‘porno pour maman’). En d’autres termes, le pornographiquement correct. Comment passe-t-on de ce qu’on pourrait appeler le daddy porn (‘porno pour papa’) destiné aux hommes – la série S.A.S., de Gérard de Villiers, par exemple – à Fifty Shades ? Il suffit d’ôter toute intrigue politique et d’ajouter, à la truelle, des déclarations d’amour. Le mummy porn signalerait-il qu’un imaginaire érotique féminin à enfin éclos ? »
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jeudi 27 novembre 2014

Les Etats-Unis, les Noirs et la présomption de culpabilité

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Dans son édition du 27 octobre dernier, le magazine Time a interviewé l’avocat et activiste Bryan Stevenson, auteur du livre « Just Mercy ». Stevenson est aussi le fondateur de l’ONG Equal Justice Initiative.
Trois statistiques qu’il fournit dans cet entretien méritent d’être signalées :

- Dans la population noire, un homme sur trois de moins de 30 ans est en prison ou en liberté surveillée ou conditionnelle.
- Pour les Noirs nés en 2001, 1 sur 3 ira en prison au moins une fois dans sa vie.
- Les jeunes Noirs représentent seulement 18% des arrestations liées à la possession de drogues. Mais ces 18% représentent 36% du total des condamnations et 55% des emprisonnements.

Extraits

Time.- You say that 1 in 3 black men in the U.S. under 30 is in jail, on probation or on parole. Is this the scariest stat ?
Bryan Stevenson.- I think the newer statistic that 1 in 3 black males born in 2001 is expected to go to jail or prison during their lifetimes is more astonishing because it’s about the future. And 1 in 6 Latino boys. That wasn’t true in the 20th century.

What do you say to people who say, “it’s easy to not go to jail – don’t commit a crime”?
I say it’s very naïve. In this country we have a presumption of guilt that follows young kids of color so that even when they haven’t done anything, they get stopped, and if they don’t manage those confrontations, they get arrested. Also, they’re more likely to go to prison for doing something lots of kids do. Black kids make up 18% of the people arrested [on drug-possession cherges], 36% of the people convicted and 55% of the people sent to prison.

 

mardi 25 novembre 2014

La chronique économique : L’euro baisse

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 19 novembre 2014
Akram Belkaïd, Paris

Une bonne ou une mauvaise chose ? Depuis le mois de mars dernier, l’euro est engagé dans une tendance baissière qui lui a fait perdre plus de 10% par rapport au dollar étasunien et 5% vis-à-vis de l’ensemble des grandes devises mondiales. De façon symbolique, la monnaie européenne est ainsi passée sous le seuil de un euro pour 1,30 dollar. On est loin de la période où de nombreux économistes étaient persuadés que la parité serait de 1,65 dollar pour un euro (à ce jour, le record est de 1,6038 ayant été établi en juillet 2008).

Un impact mitigé

Les raisons de la baisse de l’euro sont connues. Il y a d’abord le fait que c’est plutôt le dollar qui augmente. En effet, l’économie américaine va bien mieux que son homologue européenne pour laquelle le Fonds monétaire international (FMI) continue de craindre une troisième récession. Dans un tel contexte, les investissements vont vers la zone qui affiche les perspectives les plus prometteuses. Cela provoque une hausse des actifs libellés en dollars et donc un certain fléchissement de ceux qui le sont en euros. Plus important encore, on s’attend à ce que la Réserve fédérale (Fed) augmente ses taux en 2015 ce qui rend les investissements en dollars plus attractifs.

Le second facteur qui influe sur la baisse de l’euro est que la Banque centrale européenne (BCE) semble avoir décidé qu’il était temps d’agir en ce sens. Aujourd’hui, son taux directeur est de 0,05% et celui des dépôts (rémunération des placements à court terme) est négatif (-0,2%, ce qui signifie qu’il faut donc payer une prime pour placer ses fonds à court terme). En clair, sur le marché des changes, l’euro est une devise moins attractive pour les investisseurs qui lui préfèrent le billet vert ou d’autres monnaies. De façon plus pragmatique, on peut dire aussi que la devise européenne est enfin entrée dans la bataille des changes alors qu’elle faisait figure, depuis 2008, de grande vaincue de ces mouvements de dévaluation qui ne disaient pas leur nom.

Il reste à savoir si cette baisse va contribuer à faire sortir la zone euro de son marasme actuel. On connaît les avantages et les inconvénients d’un repli d’une devise. D’un côté, les exportateurs gagnent en compétitivité ce qui contribue à créer de l’emploi et à soutenir la croissance. De l’autre, cela signifie que les produits importés augmentent et avec eux l’inflation ce qui est une mauvaise nouvelle pour le pouvoir d’achat des ménages. Dans le cas de la devise européenne il est important de noter que l’effet positif en matière d’exportations ne vaut que pour les entreprises qui vendent au-delà de la zone euro. Or, souvent, la compétition entre entreprises a lieu surtout à l’intérieur même de cette zone. Cela signifie que la baisse de la monnaie unique risque de ne produire que des effets marginaux. On pense ainsi que cela permettrait d’obtenir +0,25% de croissance supplémentaire du Produit intérieur brut (PIB) européen.

L’Algérie rate des occasions

Mais qu’en est-il pour un pays comme l’Algérie dont les recettes sont essentiellement en dollars tandis que ses dépenses d’importations sont principalement libellées en euros ? La situation actuelle (dollar plus fort, euro plus faible) est a priori avantageuse et cela même si les cours du pétrole sont en baisse. Autrement dit, c’est un contexte qui peut permettre à l’Algérie de valoriser ses avoirs en dollars en réalisant quelques bonnes affaires dans la zone euro (immobilier, capital d’entreprises cotées) mais aussi de faire passer une partie de ses réserves de change en euros (le dollar ne restera pas longtemps orienté à la hausse). Cela fait des années que des économistes algériens souhaitent que leur pays prépare l’avenir par le biais de ce type d’opération. En vain…
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lundi 24 novembre 2014

La chronique du blédard : Du marasme et du mérite en France

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 20 novembre 2014
Akram Belkaïd, Paris

C’est la chronique d’un pays, la France, où tout semble aller de travers. Un pays où les inégalités explosent et où le sentiment général est que les choses vont de mal en pis. Et s’il faut encore s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil aux principaux éléments d’un sondage réalisé début octobre par la Sofres pour le compte de la Fédération des pupilles de l’enseignement public (PEP). Bien sûr, il faut toujours se méfier des sondages et de leurs conclusions surtout quand on sait qu’ils ont été réalisés via internet auprès d’un « échantillon représentatif » d’un millier de personnes… Mais, dans le même temps, il faut se garder de toute indifférence et prendre le temps de réfléchir aux conséquences de la situation telle qu’elle est décrite.

Le point principal est qu’une grande majorité de Français estime que leur société est inégalitaire surtout dans les domaines de l’emploi, du logement et de la santé. De façon générale, ils sont ainsi 78% à penser que les droits et devoirs ne sont pas les mêmes pour tous. Un chiffre impressionnant qui, à une autre époque, aurait pu être qualifié de « pré-révolutionnaire » voire de « pré-insurrectionnelle ». En clair, le deuxième pilier du triptyque républicain, l’Egalité, n’aurait plus aucun rapport avec la réalité du pays. Cela suffit presque à expliquer la montée en force du Front national et de la mouvance populiste et xénophobe qui l’accompagne. Pour qui voyage régulièrement dans l’Hexagone et qui garde à l’esprit que Paris, ses quartiers pour bobos et ses talk-shows débiles ne sont pas la France, une telle réalité n’est guère étonnante. Il suffit de s’installer à la table d’un café ou d’un buffet de gare et d’ouvrir les oreilles pour en prendre la mesure.

Car, contrairement à une idée reçue, l’essentiel de la discussion, celle où s’expriment la colère et le ressentiment, n’a que peu à voir avec les étrangers voire les musulmans. Du moins, pas de manière principale. Le vrai sujet, celui qui revient en boucle, celui qui est évoqué partout, y compris dans les files d’attentes dans les agences de l’Etat, c’est celui de l’inégalité. On parle de celles et ceux qui tirent leurs épingles du jeu sans trop d’efforts. On tire à vue sur les profiteurs mais, et c’est de plus en plus fréquent, on s’empresse de préciser qu’il ne s’agit pas des petits fraudeurs aux prestations sociales. En fait, ce sont « les gros » qui sont visés car identifiés comme étant ceux qui exagèrent et qui n’ont aucun scrupule à profiter du système. Et, chaque jour ou presque, l’actualité conforte cette certitude.

La liste est longue. Des élus que la justice a déjà condamnés et qui continuent à multiplier les prébendes en sachant utiliser à leur avantage les méandres compliqués du système judiciaire. Un personnel politique, on le découvre au gré des affaires, qui fonctionne en cercle fermé où époux, épouses, maîtresses, amants et autres camarades de promotion se partagent les meilleurs postes, cumulant les mandats, les salaires et autres compensations. Des malins qui fraudent le fisc et refusent de payer leur écot à la collectivité. En somme, la chronique habituelle du pouvoir, de l’argent, des copains et des coquins… Effectivement, ce n’est guère nouveau. Mais dans le dix-neuvième siècle de Balzac ou dans les affaires putrides qui ont secoué la Troisième République, internet et ses réseaux sociaux n’existaient pas. Aujourd’hui, la moindre dépêche, le moindre ragot est diffusé en temps réel, aggravant la certitude du « tous pourris ».

Cela étant dit, on se demande souvent pourquoi la France ne connaît pas une protestation d’ampleur comparable à ce qui s’est par exemple passé avec les Indignés de nombreux pays notamment en Espagne. La réponse la plus souvent avancée est que les amortisseurs sociaux jouent encore leur rôle. En examinant le sondage cité au début de ce texte, on se rend compte qu’un autre élément prime. De nombreux Français sont convaincus qu’il est des inégalités « normales » car fondées sur le mérite. Et c’est sur cette notion de mérite que les politiques et, de façon plus générale, les élites, y compris économiques, ont longtemps réussi à assoir leur position en haut de l’échelle. L’idée que l’on ne peut arriver au sommet sans avoir le bagage intellectuel nécessaire et sans avoir consenti d’importants sacrifices reste, malgré tout, très répandue et nombreux sont celles et ceux qui en tirent profit.

A cela, et concernant toujours la notion de mérite, s’ajoute une vision particulière de la société française et de la place que chacun peut y occuper. Interrogé par le quotidien Le Monde, Louis Morin, directeur de l’Observatoire des inégalités, dresse un constat sévère. En France, explique-t-il, « l’on est toujours ‘en-dessous’ de quelqu’un ; chacun peut se sentir lésé par rapport à une frange supérieure de la population (…) derrière les discours officiels, se cache une société très formaliste, très segmentée. Très hypocrite, par exemple, dans le domaine de l’éducation, ou plus généralement vis-à-vis des milieux populaires, peu diplômés » (*).

Donner le sentiment aux autres, c’est-à-dire les possibles contestataires, que si l’on est dans une position enviable c’est parce qu’on le mérite est une tactique de communication bien connue. Elle est d’autant plus efficace qu’il s’agit de donner le sentiment à tout un chacun que, lui aussi, mérite plus que d’autres et qu’il lui faut donc veiller à ne pas trop remettre en cause l’ordre établi. Le problème, c’est que les scandales et le marasme économique sont en train de fragiliser ce genre de stratégie. Dans un contexte où (presque) personne ne croit plus à l’ascenseur social et, encore moins, à la lutte des classes, on est en droit de se demander sur quoi va déboucher cette situation.

(*) Le Monde, 18 novembre 2014.
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vendredi 21 novembre 2014

Prospérité et institutions économiques

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L'économiste turco-américain Daron Acemoglu est l'auteur, avec James A. Robinson, de l'ouvrage "Why Nations Fail" (pourquoi les nations échouent) publié en 2012 chez Crown Business.
Extraits d'un entretien accordé au Quotidien Le Monde (16 novembre 2014).

"Avec James A. Robinson, nous considérons que la prospérité est avant toute chose liée aux institutions économiques. Les modèles qui permettent la prospérité sont "inclusifs", c'est-à-dire que les institutions offrent une relative égalité des chances, garantissent des droits économiques et politiques et permettent l'innovation. A l'inverse, les modèles qui empêchent le développement sont de nature "extractive", c'est-à-dire que les institutions économiques sont là pour servir l'enrichissement d'une minorité aux dépens du reste de la population. La nature des institutions économiques est directement liée à la nature du régime politique, démocratique ou autoritaire. Le déclin d'une société intervient quand ses institutions économiques évoluent d'un modèle inclusif vers un modèle extractif".
(...)
"Le déclin de la République de Venise, l'une des cités les plus prospères du Moyen Age, en est un bon exemple. La stagnation de la ville est directement liée au changement majeur des institutions qu'a constitué la mainmise des grandes familles vénitiennes sur le Parlement à la fin du XIII° siècle et qui s'est traduit pas la fin de la liberté de commerce au long cours.
(...)
"Certes la croissance chinoise a été exceptionnelle ces dernières décennies. Mais la Chine atteint le stade de développement où commencent les difficultés pour un régime extractif : elle va être confrontée à une tension croissante entre la nécessité d'ouvrir la société pour susciter l'innovation indispensable à sa croissance future, et la volonté du pouvoir communiste de maintenir son monopole politique."
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jeudi 20 novembre 2014

La chronique économique : L'euro baisse

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Le Quotidien d'Oran, mercredi 19 novembre 2014
Akram Belkaïd, Paris
 
Une bonne ou une mauvaise chose ? Depuis le mois de mars dernier, l’euro est engagé dans une tendance baissière qui lui a fait perdre plus de 10% par rapport au dollar étasunien et 5% vis-à-vis de l’ensemble des grandes devises mondiales. De façon symbolique, la monnaie européenne est ainsi passée sous le seuil de un euro pour 1,30 dollar. On est loin de la période où de nombreux économistes étaient persuadés que la parité serait de 1,65 dollar pour un euro (à ce jour, le record est de 1,6038 ayant été établi en juillet 2008).

UN IMPACT MITIGE

Les raisons de la baisse de l’euro sont connues. Il y a d’abord le fait que c’est plutôt le dollar qui augmente. En effet, l’économie américaine va bien mieux que son homologue européenne pour laquelle le Fonds monétaire international (FMI) continue de craindre une troisième récession. Dans un tel contexte, les investissements vont vers la zone qui affiche les perspectives les plus prometteuses. Cela provoque une hausse des actifs libellés en dollars et donc un certain fléchissement de ceux qui le sont en euros. Plus important encore, on s’attend à ce que la Réserve fédérale (Fed) augmente ses taux en 2015, ce qui rend les investissements en dollars plus attractifs.
Le second facteur qui influe sur la baisse de l’euro est que la Banque centrale européenne (BCE) semble avoir décidé qu’il était temps d’agir en ce sens. Aujourd’hui, son taux directeur est de 0,05% et celui des dépôts (rémunération des placements à court terme) est négatif (-0,2%, ce qui signifie qu’il faut donc payer une prime pour placer ses fonds à court terme). En clair, sur le marché des changes, l’euro est une devise moins attractive pour les investisseurs qui lui préfèrent le billet vert ou d’autres monnaies. De façon plus pragmatique, on peut dire aussi que la devise européenne est enfin entrée dans la bataille des changes alors qu’elle faisait figure, depuis 2008, de grande vaincue de ces mouvements de dévaluation qui ne disaient pas leur nom.
Il reste à savoir si cette baisse va contribuer à faire sortir la zone euro de son marasme actuel. On connaît les avantages et les inconvénients d’un repli d’une devise. D’un côté, les exportateurs gagnent en compétitivité, ce qui contribue à créer de l’emploi et à soutenir la croissance. De l’autre, cela signifie que les produits importés augmentent et avec eux l’inflation, ce qui est une mauvaise nouvelle pour le pouvoir d’achat des ménages. Dans le cas de la devise européenne, il est important de noter que l’effet positif en matière d’exportations ne vaut que pour les entreprises qui vendent au-delà de la zone euro. Or, souvent, la compétition entre entreprises a lieu surtout à l’intérieur même de cette zone. Cela signifie que la baisse de la monnaie unique risque de ne produire que des effets marginaux. On pense ainsi que cela permettrait d’obtenir 0,25% de croissance supplémentaire du produit intérieur brut (PIB) européen.

L’ALGERIE RATE DES OCCASIONS

Mais qu’en est-il pour un pays comme l’Algérie dont les recettes sont essentiellement en dollars tandis que ses dépenses d’importations sont principalement libellées en euros ? La situation actuelle (dollar plus fort, euro plus faible) est a priori avantageuse et cela même si les cours du pétrole sont en baisse. Autrement dit, c’est un contexte qui peut permettre à l’Algérie de valoriser ses avoirs en dollars en réalisant quelques bonnes affaires dans la zone euro (immobilier, capital d’entreprises cotées) mais aussi de faire passer une partie de ses réserves de change en euros (le dollar ne restera pas longtemps orienté à la hausse). Cela fait des années que des économistes algériens souhaitent que leur pays prépare l’avenir par le biais de ce type d’opération. En vain…
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L'Algérie ou le syndrome Kagemusha

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En Algérie, la bataille de l'après-Bouteflika a commencé
Le Monde, Florence Beaugé, 16 novembre 2014.
Extraits
"L'inquiétude et le mal-être sont pourtant les sentiments les mieux partagés en Algérie aujourd'hui. Le pouvoir joue de cette anxiété généralisée, sur le thème de ''Bouteflika ou la chaos". La situation en Lib ou au Sahel préoccupe tout le monde. En revanche, la guerre menée par la coalition internationale contre l'Etat islamique est observée avec méfiance. Le groupe djihadiste est vu comme une invention des Occidentaux"
(...)
"L'atmosphère est délétère. On se méfie : personne ne sait ce que sera demain. Les gens n'ont qu'une certitude : cette situation ne va pas durer. Il va se passer quelque chose, mais quoi ? "C'est triste à dire mais on attend que Boutef meure. Seul son décès peut débloquer la situation. Le calme qui prévaut est trompeur. Cela peut déraper à tous moments", avertit un universitaire. Pour lui, l'Algérie se retrouve dans la situation du film Kagemusha, du cinéaste japonais Kurosawa. "On remplace un mort par son sosie et on transporte un palanquin pendant des années, histoire de faire croire au peuple que le défunt est toujours en fonction", résume-t-il."
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mercredi 19 novembre 2014

Jürgen Habermas et l'avenir de l'Europe

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Le philosophe et intellectuel allemand Jürgen Habermas est le théoricien de "l'éthique de la discussion" et du "patriotisme constitutionnel". Extraits de l'entretien qu'il a accordé au quotidien Le Monde daté du 8 novembre 2014.

"Avec la mondialisation économique, la politique a perdu, au cours des dernières décennies, sa marge de négociation face au marché, et elle ne pourra la reconquérir que par un regroupement à un niveau supranational. La seule voie de salut pour l'Etat social en Europe passe, à mon avis, par le passage de la monnaie commune européenne à une union politique." (...)
"La clé d'une sortie de crise est désormais à chercher avant tout auprès du gouvernement allemand lui-même : celui-ci aurait dû depuis longtemps lancer une discussion sérieuse sur les alternatives futures de l'Europe tout en développant sa propre perspective. Car après tout, l'intérêt bien compris de l'Allemagne serait que l'Union adopte une forme dans laquelle un leadership ne soit ni possible ni nécessaire." (...)
"L'indispensable transfert de souveraineté à un niveau européen requiert un contrôle démocratique, donc une inflexion de la balance en faveur du Parlement européen. Hélas, je ne vois aucun Churchill, aucun politicien qui aurait les épaules suffisantes pour mettre une telle mutation en branle." (...)
"Les hommes politiques ne devraient pas craindre la bagarre. Ils devraient retrousser leurs manches et, devant leurs opinions publiques, mettre à l'ordre du jour de leurs nations respectives les alternatives qui s'offrent aujourd'hui à l'Europe. Il faudrait conclure une alliance entre partis proeuropéens dans chaque pays. Il est vrai qu'une telle 'grande coalition' européenne est déjà difficile à envisager en Allemagne. Encore plus en France, où le fossé entre droite et gauche est si profond... Mais aujourd'hui - face au Front national -, que signifie encore 'la droite' ?"
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mardi 18 novembre 2014

La chronique du blédard : L’Europe abandonne les migrants en Méditerranée

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 13 novembre 2014
Akram Belkaïd, Paris

Laisser les migrants mourir en les abandonnant à leur triste sort en  Méditerranée, c’est la décision passée presque inaperçue que vient de prendre l’Union européenne (UE). Bien sûr, cela n’a pas été formulé ainsi et la Commission de Bruxelles s’empressera de démentir avec force indignations pareille affirmation dont la brutalité est pourtant assumée par le présent chroniqueur. Bien sûr aussi, il y a quelques nuances à introduire dans le propos liminaire de ce texte mais il n’empêche. Les hommes, les femmes et les enfants qui s’embarquent, ou s’apprêtent à le faire, sur des coques de noix à destination des côtes italiennes ou espagnoles risquent bien plus d’y laisser la vie qu’au cours des mois qui ont précédé.

Souvenons-nous du terrible début de l’automne 2013 où plus de quatre cent migrants sont morts noyés au large des îles de Malte et de Lampedusa. Face à l’émotion provoquée par ce terrible drame, le gouvernement italien a décidé alors de mettre en place l’opération « Mare Nostrum » dont le but était d’assurer le sauvetage en mer des candidats à l’émigration en Europe. Soutenus par des moyens de reconnaissance aérienne, les navires italiens furent habilités à s’approcher des eaux territoriales libyennes pour se porter au secours de celles et ceux que les passeurs des réseaux mafieux n’avaient eu aucun scrupule à faire monter dans des rafiots vermoulus. A l’époque, déjà, cette initiative avait été critiquée par les organisations humanitaires qui lui reprochaient son manque de moyens. Que dire aujourd’hui ?

Car depuis le 1er novembre, « Mare Nostrum » a officiellement été arrêtée par l’Italie et remplacée par le dispositif « Triton », du nom, ironie morbide, de ce dieu qui avait le pouvoir de calmer les tempêtes. Cette nouvelle opération est gérée par l’Union européenne par le biais de Frontex, l’organisme qui assure la surveillance des frontières extérieures de l’UE. En clair, le sort des migrants en Méditerranée n’est plus une question humanitaire mais bien sécuritaire. Autrement dit, l’Europe se portera désormais au secours de celles et ceux qui se noieront dans ses eaux mais pas au-delà. Elle ne recherchera pas activement les migrants dans les eaux internationales pour se porter à leur secours mais se contentera de surveiller ses frontières maritimes notamment celles où les passages d’embarcations de clandestins sont les plus fréquents.

Selon le gouvernement italien, « Mare Nostrum » a coûté 114 millions d’euros soit près de 9 millions d’euros par mois. Le budget alloué à « Triton » ne dépassera pas quant à lui 2,9 millions d’euros mensuels soit le tiers de ce qui était précédemment mobilisé. Mécanique, le constat fait froid dans le dos : moins de moyens cela signifie forcément bien plus de morts qu’auparavant. Faudra-t-il une nouvelle catastrophe pour que les Européens reconsidèrent leur décision ? Ce n’est absolument pas sûr. De nombreuses chancelleries ont fait pression sur l’Italie pour que l’opération « Mare Nostrum » soit arrêtée car étant considérée comme une facilitation de l’émigration clandestine en Europe. Ainsi, pour l’Allemagne, ce dispositif a encouragé les passeurs à multiplier les expéditions y compris les plus risquées, ces criminels se disant que, de toutes les façons, les Européens se porteraient systématiquement au secours des embarcations qu’elles soient ou non en détresse.

Dans le contexte politique européen marqué par la montée en puissance des partis xénophobes et populistes, l’abandon de « Mare Nostrum » n’est pas une surprise. C’est même une concession de taille faite à celles et ceux qui ne se privent plus pour réclamer que les harragas soient abandonnés à leur sort ou, pire encore, que leurs bateaux soient coulés (et eux avec) par les marines européennes. Pour l’heure, l’UE et ses membres affirment qu’ils continueront de respecter les obligations du droit maritime ainsi que les conventions internationales concernant les demandeurs d’asile. Mais en diminuant ses moyens et en reléguant l’action humanitaire au profit du sécuritaire, on peut dire que l’Europe compte finalement sur la Méditerranée pour diminuer le flot de migrants clandestins qu’elle est obligée d’accueillir sur son sol.

Mais, demanderont certains, « que faire d’autre puisqu’on ne peut accueillir toute la misère de l’Afrique et du Proche-Orient réunis » ? A l’heure où même le Maghreb connaît une inquiétante flambée xénophobe qui vise les migrants subsahariens (mais aussi les réfugiés libyens ou syriens), il y a urgence à rappeler les principes les plus élémentaires qui fondent l’Humanité. Le fait est que l’être humain doit assistance à son prochain, quelles que soient sa nationalité, sa religion ou ses orientations sexuelles. On le sait, le problème de la pauvreté en Afrique ou celui de l’instabilité politique au Machrek ne peuvent être réglés que dans la durée (et à condition qu’il existe une volonté politique globale ce qui, hélas, est loin d’être le cas). Cela signifie que le phénomène des migrants en Méditerranée ne va pas disparaître de sitôt cela d’autant plus que l’Europe éprouve une étrange réticence à s’attaquer aux mafias internationales qui tirent profit de l’immigration clandestine. En attendant que les choses aillent mieux – cela finira bien par arriver - l’urgence commande donc à la fraternité. Dans un contexte global où tout semble se détraquer, où l’actualité quotidienne n’est que sombres nuées, l’heure doit être à l’accueil et au partage. Par temps de tempêtes, quand il y en a pour cent, il en a aussi pour mille.
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vendredi 14 novembre 2014

André Orléan, à propos de l'euro

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L'économiste André Orléan, spécialiste des questions monétaires, à propos de l'euro
Extrait de l'entretien publié par Le Monde daté du 9 novembre 2014

"L'euro est une monnaie incomplète car elle n'est pas adossée à une souveraineté politique et ne renvoie à aucun sentiment de solidarité partagé par les populations européennes. Les billets en euro sont symptomatiques dans la mesure où il a été impossible de trouver d'autres symboles communs que des portes, fenêtres ou ponts qui ne renvoient à aucune réalité sociale vécue.
"Autrement dit, il faudrait avoir confiance dans l'euro, non pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il nous promet d'être, sans pourtant qu'il soit possible aujourd'hui de fournir une représentation tangible de ce destin".
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jeudi 13 novembre 2014

Hitchcock et L'Inconnu du Nord-Express

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Alfred Hitchcock, en préface à l'édition française de L'Inconnu du Nord-Express (strangers on a train, 1950) de Patricia Highsmith (Calmann-Lévy 1951). Roman dont il a tiré un film éponyme sorti sur les écrans en 1951."
"Il me plaît que les personnages de mes films soient des gens comme vous et moi qui, tout à fait par hasard, se trouvent mêlés à des aventures extraordinaires auxquelles rien ne les prédestinait. Ce genre d'aventures dont on dit, en voyant l'acteur s'y débattre malgré lui : "Après tout, ça aurait pu m'arriver à moi !" Et chacun de compatir aux malheurs de ses héros favoris. Ce préambule vous fera comprendre pourquoi j'ai été séduit par L'Inconnu du Nord-Express (...)
"Naturellement, il fallait tout d'abord que l'histoire fût accommodée à ma manière. Cette manière que les spectateurs attendent et qu'ils seraient déçus de ne pas retrouver comme s'ils voyaient un tableau de Rembrandt sans clair-obscur, ou un Degas sans danseuse. Les adultes, en vérité, sont pareils aux enfants qui réclament toujours les histoires qu'ils connaissent le mieux et qui refusent toute variation. Aussi, lorsque je dis, par exemple, que si je tournais Cendrillon, on chercherait le cadavre, ne s'agit-il pas là d'une boutade, croyez-moi."
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mardi 11 novembre 2014

La chronique économique : Nuages sur l’économie française

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Le Quotidien d'Oran, mercredi 5 novembre 2014
Akram Belkaïd, Paris
 
Mais où va l’économie française ? C’est la question que l’on est en droit de se poser à la lecture des prévisions de la Commission européenne qui ont été rendues publiques mardi 4 novembre. Certes, comme l’a vite remarqué Paris, l’exercice de la prévision est à la fois théorique et aléatoire. En 1996, par exemple, tout le monde s’attendait à ce que l’économie française plonge en 1997 (ce qui avait poussé, entre autre, Jacques Chirac à dissoudre l’Assemblée nationale) mais la croissance avait été au rendez-vous. Mais ce qui est important de noter, c’est que les pronostics de Bruxelles sont encore plus pessimistes qu’au printemps dernier et qu’ils tablent sur une dégradation continue de la situation jusqu’à au moins 2016, c'est-à-dire à la veille de la prochaine élection présidentielle.
 
Panne de croissance
 
Dans le détail, Bruxelles ne voit pas l’économie française reprendre le chemin d’une forte croissance. Le taux d’augmentation du Produit intérieur brut (PIB) ne serait finalement que de 0,3% en 2014 et de 0,7% en 2015. Pour 2016, la Commission table sur un taux de 1,5% c'est-à-dire une progression sur laquelle ne cracherait pas l’actuel gouvernement français mais qui risque d’intervenir trop tard et qui, de toutes les façons, reste encore hypothétique. De façon générale, la France a besoin d’une croissance supérieure à 2% pour commencer à résorber le chômage (lequel va se maintenir à plus de 10% de la population active) et à assainir ses finances publiques.
 
Car c’est sur ce volet que les choses vont aussi se dégrader. Selon Bruxelles, le déficit public va s’aggraver ce qui obligera la France à continuer de s’endetter. Les coupes et autres économies budgétaires décidées par Paris pour les prochains mois ne vont donc pas suffire. Les prévisions de la Commission tablent sur un déficit équivalent à 4,4% du Produit intérieur brut en 2014 et de 4,5% en 2015. En 2016, la France afficherait même le plus fort déficit public de la zone euro avec un taux de 4,7%. Rappelons ici que le déficit public rapporté en pourcentage du PIB fait partie des fameux critères de Maastricht et que les Européens se sont entendus au milieu des années 1990 pour qu’il ne dépasse pas les 3%. Concrètement, cela signifie que le « découvert » d’un Etat ne doit pas dépasser 3% de la richesse qu’il crée en une année.
 
De nombreux économistes estiment pourtant que cette butée de 3% ne veut rien dire et qu’elle pourrait être de 4% voire de 5%. Par contre, ce qui est important, c’est la tendance. Vivre (un peu) à crédit pour un Etat n’est pas grave. Par contre, un pays dont le déficit s’aggrave d’une année à l’autre devient peu à peu dépendant des marchés financiers pour assurer son train de vie. Dans le cas de la zone euro, des finances saines sont jugées obligatoires pour renforcer le crédit de la monnaie unique et éviter qu’elle ne soit attaquée par des spéculateurs sur les marchés. Du coup, la France est pointée du doigt par Bruxelles et ses partenaires parce qu’elle ne serait pas suffisamment rigoureuse en matière de gestion budgétaire.
 
2017 dans le viseur
 
En tout état de cause, les prévisions de la Commission européenne sont un signal d’alarme pour François Hollande et son gouvernement. Peu à peu s’impose l’idée de l’échec définitif de la politique économique du président français cela dans un contexte de politique intérieure de plus en plus tendu. La montée du Front national – Marine Le Pen est donnée en tête du premier tour par les sondages – risque fort d’être renforcée. Assurément, la deuxième moitié de la présidence Hollande risque d’être des plus agitées.
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jeudi 6 novembre 2014

La chronique du blédard : BHL, une tchaqlala tunisienne

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 6 novembre 2014
Akram Belkaïd, Paris

Voilà-ti que l’on reparle de Bernard-Henri Lévy alias BHL. Son déplacement en Tunisie pour y rencontrer des personnalités politiques libyennes a fait couler beaucoup d’encre puisqu’il a provoqué quelques gros remous sur place. Le moins que l’on puisse dire, c’est que de nombreux Tunisiens n’ont guère apprécié la présence chez eux du philosophe à la chemise blanche. Alertés par les passagers de l’avion où il se trouvait, certains d’entre eux se sont regroupés à l’aéroport de Tunis-Carthage pour reprendre en cœur l’ordre-clé de la révolution de 2011 à savoir « dégage ! ». D’autres se sont déchaînés sur internet, relayant les informations les plus invraisemblables et exigeant une réaction vigoureuse des autorités. Lesquelles autorités ont sévèrement rappelé à l’ordre les Libyens présents sur le sol tunisien en leur rappelant qu’ils devaient s’abstenir de toute activité politique. Bref, ça a chauffé…

Fidèle à sa défense habituelle dès lors que fuse une critique à l’encontre de sa petite personne, BHL a crié à l’antisémitisme. Il est vrai que de nombreux internautes, n’hésitons pas à les qualifier d’abrutis, se sont attaqués au « juif » BHL, confondant comme c’est trop souvent le cas antisémitisme et antisionisme, ou, pour être encore plus précis, critique de la politique israélienne à l’encontre des Palestiniens. Il est vrai aussi que cette tchaqlala paraissait quelque peu irréelle sachant qu’un ressortissant français, même s’il s’appelle BHL, a tout à fait le droit d’entrer en Tunisie et d’y rencontrer qui il souhaite. Précisons que la Tunisie, pour des raisons économiques évidentes (notamment le tourisme) n’applique pas à la France le principe de réciprocité en matière de visa.

Pour autant, ce n’est pas le fait que l’éminence de Saint-Germain-des-Prés soit un partisan résolu d’Israël qui a généré toute cette agitation. C’est d’abord son rôle supposé dans la chute de Mouammar Kadhafi qui a pesé. Et cela nous apprend beaucoup de choses sur la manière dont on peut percevoir les événements au sud de la Méditerranée. Pour nombre de Maghrébins, BHL est en effet celui qui a eu la peau de Kadhafi et qui a été le moteur essentiel dans l’intervention de l’Otan. Plusieurs journalistes qui ont suivi cette affaire, contestent pourtant cette version et jugent qu’il n’a fait qu’accompagner le mouvement pour ensuite se donner le beau rôle.

Mais ce discours ne convainc pas. Grâce aux efforts d’autopromotion de l’intéressé dans les médias français, hélas très suivis et pris pour argent comptant au sud de la Méditerranée, BHL est perçu comme l’agent actif de ce qui a été un complot contre la Libye en particulier et le monde arabe en général. Du coup, sa présence en Tunisie, dans un contexte post-électoral très tendu où rien n’est encore réglé sur le plan politique, a fait naître de réelles inquiétudes. En clair, nombre de Tunisiennes et de Tunisiens, quelles que soient leurs convictions politiques, se sont dit – avec sincérité, il faut insister là-dessus - : « Après la Libye, ce type est venu semer le chaos et la m… chez nous ». On ne peut jurer de rien, mais il est fort probable qu’un déplacement de l’intéressé en Algérie provoquerait le même ramdam et pour les mêmes raisons. Rappelons au passage qu’il avait été accueilli à bras ouverts par le régime algérien au milieu des années 1990. C’était pour un « reportage » publié dans le quotidien Le Monde et dont Nicolas Beau, alors journaliste au Canard Enchaîné, avait listé les incohérences et les erreurs factuelles (à l’époque, internet n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui et peu d’Algériens ont eu connaissance de ces écrits).

Mais la tchaqlala en question nous fournit aussi quelques indications sur le climat politique tunisien. Sur les réseaux sociaux, certains opposants au parti Ennahdha ont cherché à faire croire, parfois avec succès, que BHL était l’invité des islamistes ( !). L’objectif de tout cela ? Défendre coûte que coûte l’idée que les événements de décembre 2010 et janvier 2011 ont été le fruit d’un « complot » organisé par l’Occident et les islamistes pour déloger Ben Ali. Ne rions pas, car dans un contexte de désenchantement après l’espoir fou généré par la fuite du dictateur, ce genre de thèse ressemble à une eau qui s’infiltre en silence. On voit ainsi quelle est la stratégie adoptée par d’anciens courtisans benalistes pour faire oublier leurs turpitudes : en agitant le spectre du complot islamiste – auquel participerait un BHL téléguidé par le Mossad (si, si…) – on évite de répondre de ses actes et de ses égarements quand la moindre parole libre menait au cachot.

Mais revenons à BHL, non pas pour le défendre, de cela quelques « native informant », vous savez ces khorotos que l’on actionne à souhait pour dire du mal de leur peuple ou des Palestiniens, s’en sont prestement chargés. Non, le fait est qu’il y a vraiment un « mystère BHL ». Tant de vacuité, tant d’esbroufe, tant de festi et de khorti, auraient déjà dû contraindre le concerné à plus de discrétion. Il n’en est rien. En son temps, le grand Pierre Vidal-Naquet s’était d’ailleurs déjà étonné que l’individu soit toujours pris au sérieux après la publication de son ouvrage le Testament de Dieu (1979), le grand helléniste ayant qualifié le jeune mais déjà très remuant nouveau-philosophe – tel fut son premier titre auto-revendiqué - de « médiocre candidat au baccalauréat » (1).

De manière régulière, les écrits et les actes de BHL débouchent sur des flops retentissants et cela malgré d’impressionnantes campagnes de promotion (ah, le bon sens du public…). Il y a quatre ans, l’homme s’était ridiculisé en publiant un ouvrage (De la guerre en philosophie) où il prétendait régler son compte à Emmanuel Kant (excusez du peu…) en prenant notamment appui sur les écrits d’un certain Jean-Baptiste Botul. Problème, very big problème, ce Botul n’a jamais existé et n’est rien d’autre qu’un canular imaginé par  Frédéric Pagès, agrégé de philosophie et journaliste au Canard Enchaîné. Dans un monde fonctionnant normalement avec une vraie éthique intellectuelle, une telle fumisterie aurait dû déboucher sur un discrédit définitif du philosophe à deux millimes. Ce ne fut pas le cas. Grâce à son carnet d’adresse, sa fortune et son influence sur le monde de l’édition, le BHL court et s’agite toujours. Et, loin de le desservir, ce qui s’est passé à Tunis va encore lui permettre de rebondir. On attend donc son prochain livre : « Ommi Traki, les islamistes très méchants et moi ».

Post-scriptum qui n’a rien à voir : Cette chronique a été bouclée avant l’annonce du Prix Goncourt 2014. Si c’est le confrère et collègue Kamel Daoud qui l’a obtenu, poussons ensemble des hourrahs de triomphe. Kamel : Mabrouk alik wa3lina ! A l’inverse, si le jury a décidé de nous priver de cette joie, que cela ne nous empêche pas de féliciter Kamel Daoud pour être arrivé au round final et pour avoir aussi bien servi la cause de la littérature algérienne.

(1) Le Nouvel Observateur, 18 juin 1979 (texte disponible sur internet).   

Petit glossaire :
- tchaqlala : vacarme, raffut, dispute, beaucoup de bruit pour pas grand-chose.
- khoroto : pacoulin, péquenot. S'utilise souvent en Algérie pour désigner les Arabes, ou les Maghrébins, de manière auto-dépréciative.
- festi : du vent, des fadaises.
- khorti : mensonges, affabulations.
- Ommi Traki : Personnage féminin d'un célèbre feuilleton tunisien des années 1970.
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lundi 3 novembre 2014

La nouvelle du samedi : La punition

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Akram Belkaïd, Paris

La rencontre dans les allées du jardin du Luxembourg était tout sauf impromptue mais, cela, elle ne le comprit que plus tard, une fois rentrée chez elle et le choc à peine encaissé. Gérard de Courtong avait certainement été averti du lieu où elle se trouvait par son propre chef de cabinet, un énarque sournois et insipide imposé par le Palais sans qu’elle soit consultée. Obtenir un strapontin de Secrétaire d’Etat était à ce prix… Ou plutôt, cela faisait partie de ces nombreuses concessions à avaler en échange du précieux maroquin. On vous nommait mais on vous corsetait. On vous offrait un titre mais l’on vous passait un anneau au pied. Le système fonctionnait ainsi. Personne, et surtout pas elle, ne pouvait prétendre en changer les règles.

Ce jour-là, elle avait donc décidé de s’échapper du ministère pour une petite heure. Des photographies de Sebastiao Salgado étaient exposées sur les grilles sombres du parc et elle tenait à les admirer avant qu’elles n’en soient retirées. Elle s’accordait parfois ce genre d’escapade. Une manière pour elle de croire qu’elle contrôlait encore un emploi du temps démentiel. C’était aussi l’occasion de tester sa notoriété naissante. Le passage, l’avant-veille, dans une émission télévisée de grande écoute produisait encore ses effets. Certes, elle avait été obligée de subir les digressions vulgaires d’un vieux chroniqueur sur le retour sans oublier la distance condescendante infligée par un animateur pourtant obséquieux avec les grands noms du parti. Mais, au final, le résultat fut positif, certaines de ses déclarations ayant été reprises en boucle par les radios et les chaînes d’information continue. Déjà, d’autres programmes la sollicitaient. Elle était jeune, encore peu connue, tout cela ne pouvait que répondre à l’insatiable besoin de nouveauté qui tenaillait les médias. Et que dire des réseaux sociaux… A peine l’émission terminée, son compte twitter enregistrait l’inscription de plusieurs milliers d’abonnés et presque autant de messages personnels. « Il va falloir apprendre à gérer tout ça » s’était exclamée sa conseillère en communication, une ancienne du Figaro.
Une fois les photographies passées en revue – deux minutes, pas une seconde de plus, pour chaque cliché, elle s’accorda un supplément de détente en flânant un peu à l’intérieur du jardin. Sa promenade commença par une petite halte devant le buste de Flaubert puis par une courte méditation face au monument de Fabrice Hyber célébrant la fin de l’esclavage. A dire vrai, elle ne savait quoi penser de ces anneaux fichés dans le sol, le plus élevé d’entre eux étant brisé pour signifier la fin de la servitude forcée et honteuse de millions d’hommes et de femmes. Alors qu’elle s’interrogeait sur la symbolique un peu trop évidente de l’œuvre, quelqu’un la prit en photo avec son téléphone portable. Elle eut la présence d’esprit de ne pas sourire, consciente de l’effet négatif qu’un tel cliché pourrait provoquer s’il venait à être partagé sur Instagram ou Facebook. Elle se dit qu’il lui faudrait peut-être rédiger un tweet à propos de ce monument. Mentalement, elle composa le message de cent-quarante caractères qu’elle diffuserait le week-end venu, pas avant. « Il faut être plus présente sur twitter » l’exhortait souvent sa conseillère.
Elle en était là dans ses réflexions quand elle vit Gérard de Courtong s’approcher d’elle en souriant avec ses grosses joues rouges qui semblaient pendouiller à chacun de ses petit pas. On l’avait mise en garde contre sa fausse bonhomie. Eminence grise au Palais, c’était un véritable tueur. Une machine intellectuelle redoutée par le tout-Paris politique.
« Tu vas ? l’interrogea-t-il pendant l’incontournable double-bise.
- Et toi ? répondit-elle sur la défensive. Une brève lueur de dureté dans le regard de Courtong l’avait alertée. De la jalousie, peut-être, à cause de l’émission.
L’autre eut un geste fataliste :
« Quand rien ne va, rien ne va. Le chômage ne baisse pas. Le reste n’a aucune importance.
- On va s’en sortir, lança-t-elle avec un entrain qui sonna faux.
Il la fixa. Cette fois, le sourire avait disparu.
- Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins, dit-il sans détourner les yeux. Il va y avoir un mini-remaniement. Tu n’en es plus.
Elle sentit une boule lui perforer le ventre. Sa surprise était totale. Les rumeurs de remaniement circulaient depuis plusieurs semaines mais elle se croyait à l’abri.
Elle eut du mal à articuler :
- Quoi ? Tu veux dire que je suis virée ?
Il regarda autour de lui avant de répondre d’une voix sèche.
- Disons que tu ne feras pas partie de la nouvelle équipe dite resserrée. On doit faire des économies, tu le sais.
Elle eût envie de le gifler. Tout cela était trop irréel.
- Mais… Pourquoi moi ? C’est injuste ! Je mouille ma chemise. Je me bats. J’ai trois projets de loi en préparation. Vous ne pouvez pas me faire ça !
Gérard de Courtong hocha la tête.
- Ecoute, tu sais bien que ce n’est pas moi qui décide. Le grand patron veut que tu dégages et tu dégageras. Fais profil bas. Evite les vagues et on te renverra l’ascenseur.
Elle se braqua, décidée à ne pas lâcher prise :
- Mais pourquoi moi ?
- Je peux te le dire mais si tu me cites je nierai avoir eu cette conversation avec toi. C’est ton passage à la télévision qui a tout déclenché.
Elle protesta, élevant la voix ce qui fit se retourner deux joggers.
- Tout le monde a dit que j’ai été brillante !
- C’est vrai, je le pense aussi. Tu as été brillante, comme à chaque fois qu’on te tend le micro. Brillante… Trop brillante, en fait. Le problème, c’est que tu n’as pas cité son nom une seule fois. Tu n’as pas eu le moindre mot positif pour lui.
- Et tu crois que c’était volontaire ? s’indigna-t-elle. On ne m’a posé que des questions débiles. Le type lisait des fiches que quelqu’un d’autre avait rédigées.
Gérard de Courtong commença à perdre patience.
- Tu connaissais les consignes. Quelle que soit l’occasion, on ramène tout aux directives du président et à l’action du gouvernement. Tu n’as utilisé aucun des éléments de langage qu’on t’a transmis. La vedette, ce n’est pas toi. Si on s’arrange pour que tu sois invitée à la télévision, c’est pour que tu dises du bien du patron. Crois-moi, ça l’a mis en rage et tu sais ce que ça veut dire. L’odeur du sang a excité beaucoup de monde. Cela fait plusieurs semaines que des gens lui conseillent de frapper fort pour faire un exemple. Désolé, c’est toi qui paie les pots cassés.
Elle ne trouva rien à dire. La colère lui nouait la gorge.
- Pourquoi moi ? finit-elle par demander. Pourquoi pas Chrimta ? C’est elle qui la joue complètement perso. Elle n’en fait qu’à sa tête depuis longtemps.
De Courtong eut un regard méprisant.
- Dieu merci pour toi, tu n’es pas Chrimta… Crois-moi, il t’estime bien plus qu’elle.
- Oui, mais c’est moi qu’il vire. C’est un sale mec ! Quand je pense que…
- Ça va, n’en dis pas plus, gronda l’autre. Je me suis arrangé pour que tu gardes la voiture et ton chauffeur pendant six mois. Ne bavasse pas trop. Si jamais Le Canard rapporte la moindre de tes pleurnicheries, on supprime la voiture et tu fais une croix sur ton investiture pour les régionales. Sois digne et loyale. Il finira par te pardonner et tu reviendras dans le jeu.
Gérard de Courtong avait déjà tourné les talons et s’en allait dans la direction du Panthéon quand, les jambes molles et la poitrine oppressée, elle lui lança une dernière question :
- Attends, dis-moi juste pourquoi ce n’est pas lui qui me l’a annoncé ? Il a mon numéro de portable, non ?
L’autre se retourna à peine, sans même s’arrêter de marcher.
- Te virer, dit-il, c’est de la simple routine pour lui. Ne pas t’appeler, c’est ça ta punition.
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La chronique du blédard : La Tunisie vaille que vaille (suite)

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 30 octobre 2014
Akram Belkaïd, Paris

Il y a un an, au sortir de l’été 2013, le pessimisme et le découragement enveloppaient la Tunisie. Il faut dire que le panorama général n’était guère reluisant. Terrorisme sporadique, insécurité montante avec la multiplication de faits divers (ces derniers alimentant des informations alarmistes et sordides mais souvent infondées), difficultés économiques et tensions sociales : tout cela aggravait un climat d’autant plus délétère qu’un blocage politique paralysait l’Assemblée constituante. Elue en octobre 2011, cette dernière s’avérait incapable d’achever ses travaux et d’offrir au pays un nouveau texte fondamental confirmant que le régime de Zine el Abidine Ben Ali avait été définitivement relégué aux poubelles de l’histoire. A cela s’ajoutait un contexte régional des plus déprimants avec une Libye sombrant dans le chaos et une Egypte engagée dans un bras de fer sanglant entre la junte du maréchal Sissi et les Frères musulmans chassés du pouvoir par la force.

Douze mois plus tard, la donne a pourtant changé. D’abord, la Tunisie s’est dotée depuis janvier 2014 d’une Constitution au terme d’un compromis historique entre les islamistes d’Ennahda (vainqueurs du scrutin de 2011) et leurs adversaires. Ensuite, ce pays vient de vivre un événement politique majeur. Après nombre d’inquiétudes et d’atermoiements, des élections législatives viennent de s’y dérouler avec pour résultat la défaite du parti Ennahdha au profit de son rival direct Nidaa Tounes. Qu’on le veuille ou non, et quelles que soient les réticences que l’on est en droit d’éprouver à l’égard d’un processus électoral plus ou moins bien maîtrisé, ce qui vient de se passer relève, là aussi, du grand fait historique. Ainsi, dans un pays arabo-musulman, des islamistes au pouvoir ont été battus de manière pacifique par la voie des urnes et, tout aussi important, ces derniers ont reconnu et accepté leur défaite.

Bien sûr, personne ne sait encore dans quelles conditions va se dérouler cette alternance. On ignore comment le futur gouvernement va être composé et si une majorité stable se dessinera au sein de la nouvelle Assemblée. On peut aussi se demander si, d’une certaine manière, Nidaa Tounes ne sera pas obligé de trouver un accord de coalition avec Ennahdha ce qui démontrerait que les islamistes demeurent, quoiqu’on dise, au centre du jeu politique tunisien. Il n’empêche. Loin du détestable chemin pris par l’Egypte, la Tunisie continue d’avancer sur la voie d’une transition pacifique. Ce pays, plutôt ce peuple, vient de faire la preuve que mettre à terre un dictateur ne signifie pas pour autant l’instauration d’une république islamique. En clair, et quelle que soit la suite, la Tunisie vient de réussir ce qu’il n’a même pas été possible à l’Algérie de tenter. Certains diront que c’est parce que les islamistes tunisiens sont d’une autre trempe intellectuelle que leurs aînés algériens des années 1990. Cela est vrai mais la rigueur commande de dire aussi que les « éradicateurs » tunisiens, ceux-là mêmes qui ont failli perdre leur sang-froid à plusieurs reprises au cours des derniers mois en rêvant d’un coup de force à la Sissi, se sont finalement avérés plus intelligents, et certainement plus patriotes, que leurs homologues algériens.

Pour autant, il faut raison garder et, pour les Tunisiens qui – on peut le comprendre – se parent de l’habit de la réussite dans un Maghreb et un monde arabe bien déprimant, faire preuve d’un peu de modestie. Car la route est encore longue et des choses doivent nécessairement être précisées. Contrairement au résumé simpliste que l’on a pu entendre ici et là, ces élections législatives n’ont pas vu la victoire d’un camp moderniste et laïc contre les islamistes. Car il faut bien dire les choses telles qu’elles sont, Nidaa Tounes est en lui-même une coalition hétéroclite bâtie pour faire barrage à Ennahdha. De nombreuses tendances concurrentes y cohabitent – aucune d’ailleurs ne se définit comme laïque - et ces dernières risquent fort de découvrir très vite qu’on ne peut gouverner sous le seul objectif d’empêcher les « barbus » de mener à bien leur projet de réislamisation des institutions et lois tunisiennes.

De même, et à y regarder de près, ce n’est pas Ennahdha qui a perdu ces élections législatives mais le camp progressiste (ne parlons même pas de camp de la gauche). En effet, qui va s’opposer aux privatisations qu’exigent de manière plus ou moins pressante les partenaires occidentaux de la Tunisie (privatisations et retrait de l’Etat qu’Ennahdha ne rejette pas) ? Le courant de gauche, ou plutôt de centre-gauche, présent (et plutôt minoritaire) au sein de Nidaa Tounes va-t-il être capable d’empêcher que les politiques d’ouverture libérale initiées cahin-caha sous Ben Ali ne reviennent à l’ordre du jour et cela alors que la jeunesse tunisienne désespère toujours de trouver un emploi ? Il faut aussi évoquer la bourgeoisie tunisienne, celle des grandes villes côtières et que l’on peut aisément qualifier de conservatrice pour ne pas dire réactionnaire. On a cru un peu trop vite qu’elle a été gagnée par les idées révolutionnaires ou, à défaut, progressistes voire réellement séculaire. Quel modèle économique va-t-elle souhaiter – exiger - sachant qu’elle estime avoir suffisamment payé, au cours de ces trois dernières années, le prix de ses compromissions passées avec la dictature de Ben Ali ?

Ces questions démontrent que la politique et les idées vont tôt ou tard exiger leur dû. Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle car c’est ce qu’exige et permet la démocratie. Le fait que l’affrontement traditionnel entre classes sociales est brouillé par la présence d’une puissante formation islamiste (ne pas oublier qu’Ennahdha est le deuxième parti en sièges) va certainement compliquer la donne. Cela rend l’expérience tunisienne passionnante et, de toutes les façons, cela nous oblige à contribuer à sa réussite. Pour le bien du monde arabe en général et du Maghreb en particulier.

(à lire ou à relire cette chronique du 19 janvier 2014 : La Tunisie vaille que vaille)
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