Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 24 janvier 2015

La chronique du blédard : Monologues en peurs et colères

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 22 janvier 2015
Akram Belkaïd, Paris

Paris, quatorzième arrondissement, une pâtisserie. Première halte.
Après les attentats, j’ai pensé fermer la pâtisserie pour quelques jours mais mon mari m’a convaincue de ne pas le faire. Il m’a dit que les gens du quartier diraient que je me sens coupable, que j’ai peur. Ou alors que c’est la preuve que je suis complice. Je ne me sens pas du tout coupable et certainement pas complice. Je n’ai rien à voir avec ces assassins. Je n’ai pas honte non plus. Ils n’appartiennent pas à mon monde, à ma famille, à ma culture et encore moins à ma religion. Je suis en colère contre eux. Je suis en colère contre le gouvernement français qui n’a rien fait depuis des années pour empêcher que ça n’arrive. Mais j’ai surtout peur. Ah ça oui. Vous le voyez bien, je suis seule derrière le comptoir. Déjà, en temps habituels, je ne suis pas tranquille. Mais là… Hier, il y a une femme qui est entrée en me foudroyant du regard. Pourtant, c’est une cliente régulière. Elle m’achète toujours des gâteaux ou des pizzas et des cocas. Là, elle n’a rien dit. Elle m’a juste regardée avec méchanceté et puis elle est ressortie sans un mot. Je ne l’ai plus revue depuis. Il y a en a une autre, une habituée elle aussi, qui m’a dit : « j’ai bien réfléchi. Je vous achète quand même quelque chose ». Je n’ai pas eu le courage de lui demander ce que voulait dire ce « quand même ». En temps habituels, je l’aurais fait. Mais là, je baisse la tête, je me tais et je ferme mes oreilles. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Je ne vais pas dire que j’entends des horreurs toute la journée. Au contraire. Il y a eu des mots gentils. Des gens qui m’ont dit qu’ils ne faisaient pas d’amalgame. Mais il suffit d’un regard de travers, d’une réflexion venimeuse pour que ma peur revienne. Je suis française mais là, je ne suis plus qu’une musulmane qui a peur.

Paris, sixième arrondissement, une pizzeria. Deuxième écoute.
Au début, j’ai accroché l’affiche « Je suis Charlie ». C’est un client qui m’a conseillé de le faire. Il m’a dit, « cette affiche va vous éviter des problèmes. Ça va faire du bien à la clientèle ». Il n’avait pas tort, c’est vrai que la plupart des gens étaient contents de voir la pancarte. Ça m’a rassuré aussi même si un client m’a dit « vous, c’est plutôt ‘je suis chariâ que vous devriez accrocher ». Un pauvre type, oui, mais un pauvre type que je vois tous les jours. Bien sûr que j’ai peur. Si jamais la situation se dégrade, on va payer pour des crimes que d’autres ont commis et avec lesquels on n’est pas d’accord. Ensuite, j’ai réfléchi. Je me suis demandé ce que ça veut vraiment dire « je suis Charlie » et est-ce que je le suis vraiment ? J’ai été sur internet, j’en ai parlé avec le libraire. Moi, je suis Charlie s’il faut dire non à la violence et aux attentats. Par contre, je ne peux pas être Charlie si ça veut dire qu’on est d’accord avec leurs dessins. Chacun a le droit d’avoir un avis, non ? Bon, je n’ai pas enlevé l’affiche mais ça a fini par me créer des problèmes. Il y a des clients maghrébins qui m’ont dit que je n’avais pas de personnalité. Mais les menaces sont venues de deux barbus en qamiss. C’était vendredi dernier, juste après la grande prière. Ils sont restés dehors. Au début, j’ai pensé qu’ils lisaient le menu. En fait, ils me regardaient à travers la vitrine, goguenards. L’un d’eux a pointé le doigt vers l’affiche puis il m’a fait signe que non. Ensuite, ils sont partis. Ça a suffi pour que j’en perde le sommeil. J’ai enlevé la pancarte. Maintenant, il y a des clients qui me demandent où elle est passée.

Paris, douzième arrondissement, une épicerie cacher. Une halte nécessaire.
J’ai peur. Ce qui est arrivé à Vincennes n’est pas un hasard. Il y a eu Merrah avant, ne l’oubliez pas. Dans la communauté, on sait que Coulibaly voulait d’abord s’en prendre à une école juive de Montrouge. Je sais que ça agace tout le monde qu’on parle de cette peur. Oui, ça agace les gens surtout vous, les Maghrébins. Il faut se dire les choses franchement, non ? J’ai des clients maghrébins, des gens de Tunisie, comme moi. On se parle droit dans les yeux, c’est comme ça qu’on se respecte. Ils me disent qu’on en fait trop. Ça veut dire quoi trop en faire quand des gars tuent délibérément des personnes de sa propre communauté ? Moi, j’ai peur et ça me met en colère de savoir qu’on pense qu’on joue la comédie. J’ai peur de voir un gars débarquer dans mon magasin et d’ouvrir le feu. A chaque fois qu’un client que je ne connais pas rentre dans le magasin, j’ai mon ventre qui se serre. Comme on n’est pas loin du périphérique, je me dis que je suis une cible facile, qu’on peut s’en prendre à moi parce que les possibilités de s’échapper sont plus nombreuses qu’au centre-ville. J’ai peur pour ma famille, j’ai peur pour mes enfants. Je ne veux pas qu’on me parle de Netanyahou ou de Gaza. Je veux juste qu’on comprenne que la peur, ma peur, est réelle. On ne joue pas la comédie. On ne fait pas ça pour que les gens s’apitoient. Il y a des familles qui sont terrorisées. Qui se disent qu’il faut quitter ce pays. Je sais, oui, il y a aussi des musulmans qui ont peur. Et alors ? On va tous partir ? Ou alors on va tous se balader avec une arme ? C’est ça qui risque d’arriver parce que la peur, ça fait dire et faire beaucoup de bêtises. J’aimerais juste qu’on me rassure. C’est tout. Oui monsieur, je suis juif et j’ai peur.
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