Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 20 février 2015

La chronique du blédard : Irisées

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 18 février 2015
Akram Belkaïd, Paris
 
Partir du sud, de Tunis, Alger, Oran ou Casablanca, en direction du nord. En hiver, toujours s’arranger pour prendre un vol de fin d’après-midi. A l’enregistrement, demander, insister s’il le faut, un siège à côté du hublot mais, attention, il faut préciser que l’endroit souhaité, exigé, doit être à la gauche de l’appareil, de préférence vers l’arrière. Rang trente, place A, c’est parfait. S’installer et patienter. Quel que soit le temps qui fait au sol, la promesse d’un enchantement est là. Attendre que passent le décollage, l’ascension, les premiers virages. Se détendre, ne pas chercher à repérer tel ou tel monument, tel quartier, telle mosquée ou basilique. Ce n’est pas le plus important.
 
Voilà, l’avion a percé l’épaisse couche, gris-noir à l’entrée, immaculée à la sortie. Stabilisation, derniers bruits de vérins, signal lumineux qui s’éteint. Se couper du monde environnant, écouteurs bien vissés dans l’oreille, du Floyd, ou du Tangerine, qui tourne en boucle. A l’ouest, le soleil semble encore brûler de mille feux. Cela ne va pas durer. En bas, c’est une étrange banquise qui s’étend à perte de vue. Des affaissements troublent parfois sa planitude moutonneuse. Des crevasses la parcourent, se croisent, s’éloignent les unes des autres, se retrouvent en de larges canyons aux lits sombres. Des questions d’enfant reviennent à l’esprit. Peut-on marcher sur les nuages ? Ou alors sauter de ces hautes falaises, marchepieds pour géants invisibles habitués à escalader les cieux, pour atterrir sans heurts ni dommages sur un tapis d’ouate ?


 
Au loin, là où les rayons de l’astre commencent à faiblir, un monticule s’est formé. On dirait un chapeau de cowboy posé sur le sable. L’esprit reprend ses divagations. Il entraîne en Arizona puis au Sinaï ou encore dans les montagnes du Musandam omanais. Il va partout où le rouge domine la rencontre de la terre et de la lumière. L’œil capte ensuite une grosse trainée noire qui, perpendiculaire à la course de l’avion, file d’est vers l’ouest. C’est le sillage d’un autre appareil, dont le passage remonte à quelques minutes. Nouvelles réflexions. L’aviation a-t-elle vraiment détraqué le climat ? Tous ces résidus de masses d’air aspirées, brûlées avec du kérosène, rejetées dans l’atmosphère, qui peut jurer qu’ils sont inoffensifs ? Qui peut savoir quel est leur effet réel ? Rires intérieurs en pensant aux adeptes de la théorie des « chemtrails », des gens pour qui cette condensation n’est rien d’autre que la preuve matérielle démontrant que les gouvernements répandent délibérément des produits chimiques en haute altitude pour je ne sais quel but obscur dont celui de rendre idiots les peuples. Le complot, toujours et encore…
 
L’avion file maintenant à fleur de nuages. C’est une crème onctueuse, des œufs battus en neige. Tout est si proche, si net. Non, merci, pas de repas pour moi. Oui, juste un verre d’eau et qu’on me laisse tranquille. A quoi correspondent ces multiples puits noirs ? Quelles perceuses les ont forés ? Descendent-ils jusqu’au sol ? Sont-ils empruntés par les habitants des cirrus qui nous rendent parfois visite ? Parfois, des trouées laissent apparaître le spectacle d’un peu plus bas. La mer, la vraie, mélange de bleu et de turquoise. Du brouillard aussi que l’on devine gorgé d’eau. Tout cela, avec quelques turbulences en prime, menace de gâcher la rêverie. Il faut relever la tête et regarder au loin, vers l’ouest, à dix heures dirait un navigateur à son pilote.
 

 
Le clou du spectacle a commencé. C’est l’heure des derniers flamboiements. Le disque solaire lutte pour ne pas sombrer dans les sables mouvants qui l’aspirent. Le voici qui refait surface, encore vaillant, projetant ses pâles irisées jusqu’à la carlingue. Puis de nouvelles masses nuageuses le découpent, formant d’étranges caractères, un mélange de chinois et d’hébreu. Apparaissent ensuite deux longs sabres japonais que l’on dirait fichés horizontalement dans une immense orange. Tout est si net, tout paraît si propre. Il n’y a ni halos poisseux ni volutes jaunâtres. La pollution des villes semble si loin.
 
Un point noir apparaît à onze heures. Il croise à grand vent. Un autre avion de ligne qui s’en va vers le sud. Le Maghreb, peut-être, ou alors au-delà du Sahara. Sa vitesse est impressionnante. Question, la nôtre est-elle la même ? Pourquoi ne ressentons-nous rien ? Pourquoi avons-nous l’impression que le chariot qui débarrasse les restes de repas va plus vite ? Mystère de la physique. Repère absolu, repère relatif… Autre interrogation souvent posée aux compagnons de voyage. Quelle est la vitesse réelle d’une mouche qui vole à l’intérieur d’un avion lancé à 820 kilomètres-heure ?
 


 
Le soleil a encore perdu sa partie quotidienne. Les derniers instants de son combat sont les plus féériques. La boule incandescente n’est plus qu’une minuscule circonférence, le dard d’un laser qui continue de se jouer des nuages lesquels affichent désormais toutes les teintes du bleu. Le crépuscule ne s’est pas encore installé, du moins pas à l’ouest car il règne depuis longtemps à la droite de l’appareil. Vient une autre question fondamentale. A quel endroit exactement se trouve la séparation géographie entre le jour et la nuit ou alors à quelle vitesse faut-il filer d’est en ouest pour ne jamais être rattrapé par l’obscurité ? Mais c’est terminé. L’avion semble ralentir, signe d’un passage du pilotage automatique à l’approche manuelle. Dans quelques minutes, on verra les lumières de la ville. Surgit alors une étrange sensation, mélange de soulagement et de mélancolie face à ces milliers de points jaunes, certains fixes, d’autres pas. Autant de vies, autant de mystères...

 

 

 
 
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1 commentaire:

Andrea Andiamo Frydrychowski a dit…

Magnifique !