Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 10 mai 2015

La chronique du blédard : Les migrants, encore et toujours

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Le Quotidien d’Oran, 23 avril 2015
Akram Belkaïd, Paris
 
Combien de fois encore ? Combien de fois nous faudra-t-il nous indigner quant à ce qui se passe en Méditerranée ? D’un mois à l’autre, d’une saison à l’autre, les drames se succèdent et les bilans s’aggravent. Automne 2013, quatre cent morts au large de Lampedusa. Printemps 2015, plus de sept cent morts non loin des côtes libyennes. Et entre ces deux drames, combien de noyades anonymes et de naufrages qui sont passés inaperçus ou qui n’ont fait l’objet que de quelques lignes dans la presse ? Les spécialistes du dossier le savent : tous les jours ou presque, des enfants, des femmes et des hommes qui rêvaient d’une vie meilleure, disparaissent dans les flots d’une mer transformée en immense cimetière.
 
Ce qui vient de se passer était prévisible. Depuis novembre dernier, l’Europe a réduit ses efforts de surveillance en mer puisque l’opération Mare Nostrum a été suspendue. Dans une chronique qui ne remonte pas à très longtemps, j’ai écrit que l’Union européenne et ses membres ont délibérément abandonné les migrants à leur sort pour des raisons notamment financières (*). Qui peut en douter maintenant ? Bien sûr, nous avons droit actuellement à beaucoup d’agitation et à de discours mobilisant l’émotion et de promesses. Mais, en réalité, tout le monde sait que l’Europe n’est pas disposée à accepter l’idée que les flux migratoires lui imposent une révolution conceptuelle qu’elle se refuse à accomplir.
 
La situation est connue. De partout, notamment d’Afrique subsaharienne mais aussi d’Asie, convergent des gens qui veulent une vie meilleure. Leur détermination est telle qu’ils sont prêts à tout, y compris à mourir, pour atteindre leur but. La guerre, la misère, la dictature aussi, tout cela est responsable de leur exil. Contrairement à une minorité de privilégiés, ils n’ont aucun visa, aucune possibilité de voyager normalement et sont une proie idéale pour les mafias de trafiquants que, on ne le répétera jamais assez, personne ne semble vouloir inquiéter. La question est donc toujours la même, comment faire pour que de tels drames ne se répètent plus ?
 
A lire et entendre les réactions des dirigeants européens, on devine quelles sont les orientations qui vont être prises. L’idée qui revient en force, c’est qu’il faut arriver à stopper les embarcations avant qu’elles n’arrivent en haute mer. Cela signifie que les pays du Sud de la Méditerranée vont être fortement « encouragés » à renforcer leurs propres moyens d’interception. Qui sait, dans sa grande générosité, l’Europe leur consentira-t-elle quelques crédits bonifiés pour qu’ils achètent plus de navires et d’hélicoptères afin de surveiller leurs côtes… De même, on entend ici et là que ces pays, notamment maghrébins, devront s’organiser pour mettre en place chez eux des camps de regroupement pour empêcher que les migrants ne cherchent à embarquer pour le nord.
 
Reste bien sûr la question de la Libye, pays en pleine guerre civile et dont les diverses factions et autorités ont d’autres chats à fouetter que de chercher à stopper les embarcations. Kadhafi le faisait pour s’attirer les bonnes grâces des dirigeants européens mais, aujourd’hui, le chaos est tel que des bateaux partent pratiquement tous les jours à destination des côtes siciliennes. Là aussi, l’Union européenne va tenter de convaincre les différentes factions libyennes de faire un effort. Pour quelle contrepartie ? On ne le sait pas encore mais il est certain qu’un marchandage peu ragoûtant a débuté. Vous stoppez les migrants, on laisse les armes arriver chez vous ou bien alors on vous aidera dans votre bataille contre vos rivaux… A Bruxelles, certains rêvent même de voir l’Egypte faire la police maritime et il ne vient à l’idée de personne que ce genre d’intervention risque fort d’aggraver le conflit libyen.
 
Que faire alors ? Le monde dans lequel nous vivons a besoin de générosité et d’une nouvelle manière de le penser. Dans un contexte où c’est la réduction des déficits budgétaires qui commande, il ne faut certes guère espérer que des milliards d’euros soient investis dans les pays d’où partent les migrants. Pourtant, il suffirait de pas grand-chose pour enclencher une nouvelle dynamique. L’idée du partage de richesses, d’un transfert plus important du nord vers le sud est considérée comme une hérésie, un vœu pieu formulé par des rêveurs romantiques qui ignoreraient la dure loi des relations internationales. Or, au risque de se répéter, il ne faut pas se leurrer : les migrants continueront de vouloir atteindre l’Europe. La seule manière de faire en sorte qu’ils ne meurent plus en mer c’est, à court terme, de les accueillir plus facilement – on pense notamment aux réfugiés syriens – et, à plus long terme, de créer les conditions d’un meilleur développement économique dans leurs pays respectifs.
 
On dira que les opinions publiques européennes ne veulent pas d’une immigration plus importante et que l’extrême-droite n’attend que cela pour prospérer encore plus. C’est vrai mais il faudrait aussi expliquer et répéter que le monde entier est désormais en état d’urgence. Que se calfeutrer derrière sa frontière, son mur et tous ces obstacles électroniques qui sont en train d’être pensés pour protéger l’Europe ne servira à rien. Quand la masse des déshérités, des damnés de la terre, croît, le riche et le privilégié savent bien qu’ils n’ont qu’un court répit devant eux. Mais l’on sent bien que la solution à l’australienne, c’est-à-dire le fait de contenir les migrants à distance, de les parquer dans des îles avant de les renvoyer ailleurs, commence à faire son chemin. C’est déjà un peu le cas à Lampedusa. Peut-aussi aussi que la Sicile va devenir un immense camp de regroupement. Qui sait, tout est possible.
 
On terminera ce texte par relever cette étrange symétrie. Au nord, comme au sud du continent, des migrants meurent en même temps. Les uns parce qu’ils sont abandonnés à leur sort, les autres parce qu’on les tue. Ainsi, en Afrique du Sud est en train de se répandre une violence xénophobe que l’ANC – oui, l’ANC de feu Mandela… - ne semble guère vouloir empêcher (le gouvernement a attendu plusieurs jours pour déployer l’armée afin de protéger les étrangers). Ce n’est pas la première fois que des migrants font l’objet d’attaques mais ce qui s’est passé récemment, avec les meurtres de Zimbabwéens et de Mozambicains, démontre qu’il n’y a pas qu’en Europe que le migrant est désigné comme porteur de tous les maux.

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