Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 11 juin 2017

La chronique du blédard : Monologue du restaurateur

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 8 juin 2017
Akram Belkaïd, Paris

Je suis arrivé de Tunisie en 1975 pour faire des études de droit. Je n’avais pas de bourse et ma famille n’avait pas les moyens de me financer. Alors, j’ai travaillé. A l’époque, c’était bien plus simple qu’aujourd’hui. J’ai commencé par combiner les marchés le matin et la plonge le soir. Je n’allais en cours que l’après-midi. Au bout de six mois, j’ai compris que je n’avais aucune chance de pouvoir continuer à l’université. C’était impossible de concilier les deux. J’en garde un peu d’amertume, pas beaucoup, mais des fois je me dis que ma vie aurait été différente si j’avais pu être avocat. Ici ou au pays, peu importe. Bon, en même temps, je ne vais pas me plaindre. Mon restaurant m’appartient, il fonctionne bien, mes trois enfants ont fait des études supérieures, ils sont tous cadres. Que demander de plus ?

J’ai commencé par travailler dans un restaurant de cuisine juive tunisienne à Belleville. C’est là où j’ai tout appris. Le patron, monsieur Simon, m’aimait bien. Il avait tout le temps des idées. Il paraît qu’il a été l’un des premiers, je crois, à avoir lancé une formule Chabbat à emporter. Lui, est arrivé en 1967 mais il avait gardé des biens en Tunisie et il y retournait l’été. Je l’ai toujours entendu pester contre les autorités parce qu’il n’avait pas le droit de transférer son argent de la Tunisie vers la France.  On parlait tunisien entre nous. La clientèle était populaire. Des gens modestes du Maghreb ; arabes, kabyles, juifs, pieds-noirs. Ça mangeait ensemble, ça discutait, ça jouait aussi aux cartes. La première grosse dispute à laquelle j’ai assisté, c’était en 1982. Les Israéliens venaient d’envahir le Liban. Les discussions étaient vives et les insultes fusaient très vite. Il fallait s’interposer.

J’ai pu amasser un petit pécule. Un cousin m’a proposé de s’associer pour racheter une petite sandwicherie à Toulouse. C’était avant la mode des kebabs. Voilà comment j’ai démarré. L’affaire tournait bien. Ensuite, j’ai eu envie d’être seul à mon compte. Tu gagnes de l’argent, tu épargnes, tu achètes une nouvelle affaire, tu revends pour en acheter une autre. Je n’ai jamais demandé un centime aux banques. C’est ma règle depuis toujours. Mon fils a fait des études de commerce. Il me dit que j’aurais pu posséder une dizaine de restaurants. Je lui réponds en riant : « mais pourquoi faire ? Pour avoir dix fois, non, cent fois, plus de problèmes ? »

Ce restaurant, je l’ai acheté en 1990. Au départ, ma clientèle était modeste. Des ouvriers, des employés de bureau. Ensuite, j’ai vu le quartier changer et les clients aussi. C’est devenu plus riche, plus bobo. Il a fallu faire des travaux et, bien sûr, améliorer la carte. Cuisine maghrébine, ce n’est pas vendeur. Il faut choisir. Mon chef était marocain. J’ai opté pour cuisine marocaine… On ne va pas se mentir, c’est ce qui marche le mieux. Une enseigne avec « cuisine tunisienne », ça attirera du monde mais moins qu’avec une spécialisation marocaine. Pour beaucoup de clients français, le tagine c’est le Maroc. Si tu leur proposes un tagine tunisien, ils sont déçus. Pour eux, le Maroc, c’est les mille et une nuits... Même s’ils ne veulent pas le dire, je crois aussi qu’ils sont impressionnés par le fait qu’il y ait un roi là-bas. Cuisine algérienne ? Ah, c’est compliqué… Il faut l’assumer. D’abord, il faut trouver le bon chef, ensuite, il faut se dire qu’on va devoir gérer le passé. Ici, à Paris, ça marcherait. Les choses ont évolué même si je connais des restaurateurs algériens qui continuent à avoir des problèmes. Prenez tout Paris et ses environs. Il y a énormément de restaurateurs nés en Algérie mais ils préfèrent ne pas identifier leur établissement à leur origine ou alors ils mettent « cuisine berbère ». C’est mieux perçu…

Pendant longtemps, le ramadan n’avait aucun impact sur mon chiffre d’affaires. Ni baisse ni hausse. C’était le mois où on vendait beaucoup de soupe à emporter. Des gens célibataires ou qui n’avaient pas le temps de cuisiner. Depuis quelques années, les choses ont bien changé. On est pratiquement complet tous les soirs. Les gens viennent en famille. Des fois, je refuse du monde ou alors je n’ai pas les moyens de leur proposer une table pour quinze ou vingt personnes ! Il y a beaucoup de jeunes couples, plutôt aisés. Ça m’impressionne cette transformation. On n’en parle pas assez. En ce moment, l’heure du ftour correspond à celle où la plupart des clients non-jeûneurs finissent leur repas. J’aime bien ce genre de rencontre. Dans une table, il y a le lait et les dattes et des gens qui attendent. Dans l’autre, juste à côté, il y a un couscous qui se termine et une bouteille de vin qu’on finit de vider. Certains clients sont surpris de voir autant de gens débarquer en même temps. Ils posent des questions. On leur explique. C’est bon enfant.

Mes serveurs jeûnent tous. Pas moi. Ils le savent et ça ne pose aucun problème. Ça en résout même certains. Pendant le ramadan, c’est moi qui propose, ouvre et débarrasse les bouteilles de vin. Mes serveurs s’occupent de tout le reste. Ils sont admirables. Servir de la nourriture le ventre vide, il faut le faire. Oui, double coup chapeau. D’abord, pour le service de midi parce qu’il faut vraiment assurer et vite. Ensuite, pour le soir, parce qu’ils rompent le jeûne à la volée. Quelques cuillères de soupe par-ci, quelques morceaux de brick par-là. Ils ne dînent vraiment que vers minuit et ils n’ont plus le droit de manger ou de boire trois heures plus tard. Mais c’est un bon mois pour eux en termes de pourboires et je leur donne une petite prime. Et on ferme quelques jours pour l’aïd. Pour la fête et parce qu’on est épuisés. C’est pendant le ramadan que je réalise plus encore que n’avoir qu’un seul restaurant est largement suffisant…

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