Lignes quotidiennes

Lignes quotidiennes
Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 1 mars 2018

La chronique du blédard : Hébron

_
Le Quotidien d’Oran, jeudi 1er mars 2018
Akram Belkaïd, Paris





Al-Khalil.
Une journée ensoleillée. Les premiers abords de la ville, l’une des plus anciennes du Proche-Orient voire du monde. Animée, embouteillée. Commerces ouverts, gargotes, vendeurs de breloques et d’électronique bon marché, marchands de légume, rabatteurs pour taxis collectifs. On tend l’oreille et on sourit malgré l’anxiété qui nous tord le ventre depuis la veille. Ah, la langue arabe des Hébronites ou, plutôt, des Khalilis… « Anâ hmoâ-âr ? » (« moi, un âne ? »), crie un automobiliste au piéton qu’il vient de manquer de renverser. Algarade sans grandes conséquences. On se délecte de l’accent emphatique, un brin ahuri, objet de milles et une blagues et plaisanteries. Le Khalili… A Ramallah, Jéricho ou Bethléem, on moque son conservatisme, son âpreté au gain, sa roublardise, et, puisqu’il faut bien le dire, sa bêtise (supposée).

On se rapproche du cœur antique de la ville, inscrit récemment par les Palestiniens (au grand dam des autorités israéliennes) sur la liste du patrimoine mondial. A l’agitation fait progressivement place le silence. Ici vivent quelques centaines de colons protégés par plusieurs milliers de soldats israéliens. Une enclave illégale au regard du droit international. Hommes en armes, barrières peintes en vert, tours de guets, portiques avec détecteurs de métaux, tourniquets et barbelés. Ici, pour les habitants palestiniens qui tiennent encore, une bataille se livre au quotidien, heure par heure, seconde par seconde. C’est celle du centimètre carré qu’il faut défendre pied à pied. Dans les rues jadis pleines de vie, règne le vide sinistre des rideaux métalliques baissés. Des maisons, pourtant habitées, ressemblent à des ruines.

Deux hommes. Deux frères. Commerçants. Vendeurs de tissus. Les clients ne viennent plus. Trop dangereux, trop de risque. Leur maison familiale, à quelques mètres de là, n’est jamais vide. Ils ne peuvent pas s’en éloigner. Leur hantise ? Que les colons d’à-côté profitent de leur absence pour investir les lieux. Pour ces extrémistes, les « Arabes », car ce n’est qu’ainsi qu’ils appellent les Palestiniens, n’ont rien à faire ici. Alors, tous les moyens sont bons pour les faire partir. Les témoignages font serrer le cœur et les dents. Dans cette maison, des inconnus sont venus de nuit par les toits pour percer des trous dans le plafond. Dans cette autre, il y a eu un départ de feu dont les auteurs n’ont été jamais inquiétés. Dans ce bloc d’habitations, il n’y a qu’une seule porte d’entrée possible. Donc, on rentre chez l’un, puis on traverse le salon de l’autre, avant de pouvoir arriver chez soi, là par où votre autre voisin est obligé de passer pour regagner son foyer.

Acceptez de vendre votre maison, votre commerce, et nous vous paierons grassement – des millions de dollars s’il le faut -, nous vous aiderons même à vous installer en Occident mais acceptez de vendre. Tel est le message délivré par des organisations américaines qui tentent de déloger « pacifiquement » les Palestiniens. Vendre ? Impensable pour ceux à qui l’on a parlé. Ou plutôt, que l’on a juste écouté car c’est la seule chose à faire : l’arabe donneur de leçons, ou si l’on préfère, le maghrébin donneur de leçons est prié de passer son chemin… Ne pas vendre, donc. Le faire, c’est condamner son nom à une honte éternelle. Car, quand la bâtisse est récupérée par les colons, cela signifie que toute la rue sera mise sous pression par l’armée pour des « raisons de sécurité ». Vendre, c’est ajouter au malheur des voisins et des siens. C’est trahir.

Des grillages et parfois des toiles surplombent les ruelles où se tient le marché. Car, du haut de leurs fenêtres, les colons jettent parfois des immondices ou divers objets. Protégés par les soldats, ils défilent régulièrement dans les rues, clamant que l’endroit leur appartient. Deux par deux, des observateurs « temporaires » sont censés noter toute anomalie ou tout incident. Présence inutile qui donne bonne conscience à la « communauté internationale ». Les Palestiniens ont appris dans leur chair qu’il est préférable pour eux de ne pas réagir aux provocations. Il leur faut juste être présent et tenter vaille que vaille de vaquer à leurs occupations. Le « soumoud ». Tenir bon, être intransigeant dans sa résilience. Résister. Faire confiance au temps…

On poursuit ses déambulations. Deux moments exécrables parmi tant d’autres. On lève la tête une première fois. Un soldat, du haut de sa tour, qui accompagne notre mouvement de la pointe de son fusil. Il est jeune avec des tâches de rousseur. S’amuse-t-il à nous faire peur ou est-il sérieux ? On poursuit, sans en mener large. On lève encore la tête. Une fenêtre grillagée s’ouvre. Une femme. La cinquantaine. Un regard de haine, intense et glaçant. Quelques mots prononcés en hébreu à notre intention puis la fenêtre qui se ferme brusquement. On continue sa marche.

La mosquée d’Ibrahim. Le 25 février 1994, c’est ici qu’un colon « extrémiste » (étrange, on ne le qualifie jamais de « terroriste ») a abattu de sang-froid vingt-neuf Palestiniens, dont sept enfants, et blessé cent vingt-cinq autres. « Le » moment où le « processus de paix » né de l’accord d’Oslo de septembre 1993, a été condamné à l’échec. Aujourd’hui, le « Tombeau des patriarches » est divisé en deux accès, l’un pour les musulmans, l’autre pour les juifs. Pour les musulmans, il faut passer par un poste militaire et présenter ses papiers. En contrebas du bâtiment, devant l’un des rares magasins de souvenirs ouverts, un petit groupe de touristes solidaires français discute avec son guide. Parmi eux, une jeune femme sanglote et tremble de tout son corps. Elle ne s’attendait pas à cela. On l’avait prévenue, mais les check-points, les colons armés qui crachent dans la direction de son groupe, le soldat qui pointe son fusil, ont eu raison de son calme. Voilà d’ailleurs un militaire qui s’approche. Etes-vous arabes, interroge-t-il avec de l’impatience dans la voix. On lui demande pourquoi. Parce que cette partie de la rue leur est interdite, assène-t-il. Il faut faire quelques pas de côtés, franchir la ligne de séparation invisible, se dire encore une fois, qu’ici, chaque centimètre compte…

Un gamin, vendeur de breloques se fait insistant. Que faire, sinon lui acheter ce que l’on peut. En février 2018, sans même savoir pourquoi un commerçant du coin s’est fait embarquer, punir d’une amende et traduire devant un tribunal militaire (1). Réalité : chaque jour, ou presque, des vexations, des arrestations, des écoliers embarqués pour avoir jeté une pierre. Après avoir visité les lieux, l’historien Alain Ruscio établissait un parallèle entre cet endroit de peines et d’humiliations et la réalité de l’Algérie coloniale (2). En quittant les lieux, on médite sur ce parallèle lourd de sens et l’on ne peut s’empêcher alors de penser un bref instant à cet écrivain algérien, idiot utile de l’ultra-sionisme, qui clame sa « passion » pour Israël sans jamais avoir mis les pieds dans ce cercle de l’enfer, insulte au sanctuaire de « l’Ami privilégié », père du judaïsme, du christianisme et de l’islam.

(1) « Palestinian arrested for selling bracelets near Ibrahimi Mosque checkpoint », palsolidarity.org, 21 février 2018

(2) « ‘‘Ici c’est Israël !’’ : Hébron, comme l’Algérie coloniale », « Lettre de Palestine » (blog), 31 octobre 2013. Texte repris et mis à jour dans le bimensuel Manière de Voir, « Palestine, un peuple, une colonisation », février-mars 2018.
_

Aucun commentaire: