Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 20 mai 2018

La chronique du blédard : Sharpeville, Soweto, Gaza

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 17 mai 2018
Akram Belkaïd, Paris

21 mars 1960. Sharpeville, un township (banlieue noire) dans le Transvaal, en Afrique du sud. Des milliers de manifestants Noirs répondent à l’appel du Congrès panafricain (PAC) pour protester de manière pacifique contre l’instauration, par le gouvernement sud-africain, du « pass » (passeport intérieur) destiné à restreindre les mouvements des populations non-blanches. La police ouvre le feu à balles réelles. Le bilan est lourd : 69 morts (nombre d’entre eux touchés dans le dos) et près de deux cent blessés. Le régime d’apartheid se montre tel qu’il a toujours été : impitoyable. La répression qui suit contre le PAC et le Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela est brutale. L’état d’urgence est décrété, les deux formations politiques sont interdites, des milliers de militants sont arrêtés, d’autres sont obligés de s’exiler. Dans le monde, les condamnations pleuvent. Aux Nations Unies, le Conseil de sécurité adopte la résolution 134 qui condamne Pretoria pour son usage de la force contre des civils désarmés. La France et la Grande-Bretagne s’abstiennent… Dans le contexte de guerre froide, l’apartheid est encore défendu par certains comme un mal nécessaire pour faire pièce au communisme…

16 juin 1976. Soweto, un township dans la banlieue de Johannesburg, Transvaal, Afrique du sud. Des milliers d’écoliers soutenus par le mouvement Conscience noire (fondé, entre autres, par Steve Biko) manifestent contre l’instauration de l’afrikaans (la langue des descendants de colons hollandais) comme langue officielle d’enseignement aux côtés de l’anglais. Pour la population des ghettos, cette langue est le symbole de l’apartheid et il n’est pas question de l’accepter dans les écoles des townships.  Le cortège des manifestants est pacifique mais la police ouvre le feu à balles réelles. Vingt-trois écoliers sont tués et il y a des dizaines de blessés. Dans les jours qui suivent, les émeutes s’étendent au reste du pays et font plusieurs centaines de morts (dont celle, en détention, de Steve Biko). Dans le monde, les condamnations se multiplient. Le mouvement de boycottage de l’Afrique du sud se renforce (les pays africains boycotteront les Jeux olympiques de Montréal en raison de la présence d’athlètes sud-africains). Mais, là aussi, des voix se font entendre en Occident pour défendre l’Afrique du sud comme poste avancé dans la lutte contre le communisme. Comme en 1960, des voix bien intentionnées à Paris, Londres ou Washington reprochent aussi aux dirigeants de l’opposition noire de jouer avec la vie de la jeunesse sud-africaine…

14 mai 2018. Des milliers de jeunes Palestiniens manifestent aux abords de la « frontière » qui sépare le bantoustan de Gaza d’Israël. Comme ce fut le cas au cours des semaines précédentes, des snipers ouvrent le feu à balles réelles. Selon les derniers chiffres, on relèvera 59 morts et des dizaines de blessés dont certains seront amputés. Une nouvelle fois, la « marche du retour » des Palestiniens, qui exigent le droit de pouvoir quitter Gaza et de rentrer chez eux, en Palestine, se termine dans un bain de sang. Les États-Unis s’opposent à l’ouverture d’une enquête indépendante et, reprenant à l’identique la propagande du gouvernement israélien et de ses soutiens, accusent le Hamas palestinien d’être l’unique responsable de cette tuerie. De façon générale, Tel Aviv peut compter sur une solide indulgence occidentale, les réactions les plus vigoureuses consistant à lui demander de la « responsabilité » et du « discernement », pour reprendre, par exemple, les éléments de langage de la diplomatie française. Dans le monde arabo-musulman, seule la Turquie du très peu démocrate Erdogan hausse le ton. Quant aux médias « lourds » occidentaux, notamment les télévisions (à l’image de la très pitoyable BBC), ils rivalisent en circonvolutions et propos elliptiques pour ne jamais présenter les faits tels qu’ils existent : l’armée israélienne a tué de sang-froid des manifestants désarmés.

Sharpeville, Soweto, Gaza. L’injustice, la loi du plus fort, l’usage de la violence contre une jeunesse désarmée et le même sentiment de supériorité du tueur déniant toute humanité à la victime. L’apartheid n’existe plus en Afrique du Sud. Mais il règne en Israël. Gaza n’est pas un pays, contrairement à ce que peuvent prétendre les ineffables commentateurs de l’actualité internationale qui roulent de manière plus ou moins avouée pour Israël. Comme indiqué précédemment, c’est un Bantoustan. Une prison à ciel ouvert dont la population se meurt dans l’indifférence générale. Comme l’étaient les Noirs sud-africains en 1960 et en 1978, les Palestiniens sont bien seuls aujourd’hui. Le manque d’empressement de la communauté internationale à condamner et à punir, oui punir, Israël sans oublier l’indigence politique totale de l’Autorité palestinienne et du Hamas, peuvent faire croire que ce pays a gagné et qu’il pourra continuer ad vitam aeternam à transformer les Gazaouis en cibles vivantes et à faire de Gaza le terrain d’entraînement et de défoulement pour son armée et son aviation.

Pour autant, comme les Noirs sud-africains ont rappelé aux Afrikaners qu’ils n’étaient pas prêts de disparaître, les Palestiniens viennent une nouvelle fois de signifier aux Israéliens qu’ils ne se retireront pas du paysage et qu’ils sauront toujours signifier aux Israéliens que la tranquillité des uns dépend l’accès aux droits fondamentaux pour les autres. Il a fallu du temps, du sang et des larmes pour que le 21 mars devienne la journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale. Même chose pour le 16 juin, désormais journée de l’enfant africain. Un jour, tôt ou tard, les Palestiniens recouvriront leurs droits et le 14 mai rappellera au reste du monde que la roue de la justice finit toujours par tourner.
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